Le mythe de Sisyphe, par Titien, 1548-1549 - Musée national du Prado

     Il faut imaginer Sisyphe heureux, A.Camus

 

 

PARABOLE DE LA RÉPÉTITION

 

 

Jeanne  Crinon

 

Parabole de la répétition 

La mer

 

Chaque matin, après s’être retirée, la mer revenait et s’avançait vers la plage.

Ses vagues couraient vers le rivage, s’y brisaient, puis retournaient au large, puis revenaient encore et toujours vers la plage.
Encore et encore, sans fin, depuis le commencement du monde.
Chaque matin, la mer caressait le sable, déposait des coquillages, puis repartait lentement.

Un Bernard Lhermitte qui se sentait minuscule devant une telle immensité, osa sortir de sa coquille et lui murmurer :   

— Pourquoi fais-tu toujours le même voyage ? Tu viens, tu repars, et tout recommence. N’en as-tu pas assez de cette répétition sans fin ?

La mer répondit doucement :
— Parce que c’est ainsi que je respire.

Le coquillage resta silencieux. La mer ajouta :
— observe bien, chaque retour n’est jamais tout à fait le même : les vagues changent, la lumière aussi, et les pas sur le sable ne sont plus ceux d’hier.

Alors le coquillage comprit que la marée ne recommençait pas, elle continuait.
Ce que l’œil croit immobile, le cœur sait vivant.

La répétition n’est pas un cercle qui enferme, mais une spirale qui élève.

 

 

 

 

JEAN-LOUIS DUPAS

 

       Parabole de la répétition

 

         Une nouvelle feuille blanche

          Un pinceau dans la main droite

          Un trait puis un autre

          D'abord maladroits

          Puis répétés répétés

          Petit à petit l'harmonie apparaît

          Tous les jours une nouvelle feuille

          Le même pinceau

          Les mêmes traits répétés toujours répétés

          L'harmonie s'installe

          L'harmonie s'épanouit

          L'harmonie devient harmonieuse

          Mais il ne faut pas arrêter

          Les traits toujours et encore répétés

          La main de plus en plus souple 

          Ne réfléchit plus n'hésite plus

          La main totalement docile

          Ces tracés sont de plus en plus appréciés 

          De plus en plus recherchés

          Par un public averti totalement conquis

          Prêt à y mettre le prix

          Un jour un curieux avança:

          "-C'est cher pour cinq minutes de travail"

          "-Non monsieur,

          pas cinq minutes ...mais cinquante ans...!"

 

 

NITA LE PARGNEUX

Rituel du soir

 

 

Chaque soir, je m’assieds à la cuisine, un couteau à la main, pour éplucher les légumes du dîner. Autour de moi, à la même table, mes enfants travaillent sur leurs devoirs, feuilles et cahiers étalés. Au début, cela semble banal : un geste domestique, un devoir scolaire, un bruit de couteau qui claque sur la planche.

 

Mais jour après jour, cette scène se répète. Les légumes épluchés s’amoncellent en mets offerts, les mots appris se gravent dans les cahiers et les mémoires ; le rythme devient presque musical : le tapotement du crayon, le froissement des pages, le cliquetis du couteau. L’absurde du quotidien – couper des carottes pendant que l’on conjugue des verbes – se transforme en rituel.

 

Au fil des semaines, je remarque que chacun de nous se façonne dans cette répétition : mes mains s’exercent à couper avec soin, mes enfants apprennent à se concentrer, à persévérer. Et sans que nous nous en rendions vraiment compte, une harmonie discrète se tisse : la cuisine devient un petit sanctuaire où le temps s’égrène, où chaque geste, chaque effort, trouve sa place.

 

Ce moment de la journée est devenu cérémonial, fort de sens, comme un offertoire sacré à la vie : la répétition, d’abord insignifiante, devient le fil invisible qui relie nos vies et nos gestes, une manière silencieuse de grandir ensemble, un sens que seul le quotidien peut révéler jour après jour.

 

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Changement de regard

 

Chaque matin, à 8 heures, je poussais la porte de la salle de classe, notais les visages familiers : les yeux rivés aux écrans, les mains qui traînaient sur les pupitres, l’air absent et mécanique. Chaque matin, le même tableau, les mêmes mots qui se répétaient, les mêmes questions qui semblaient se perdre dans un silence froid.

 

Parfois, je me révoltais. Je me disais que cela n’avait aucun sens : comment enseigner à des esprits qui refusent de naître, de s’ouvrir,  comment allumer une étincelle dans un désert de désintérêt ? J’interpelais, je gesticulais, je multipliais les exercices, les textes, les images. Mais chaque geste revenait à la case départ, chaque mot semblait se dissoudre dans l’indifférence. L’absurde triomphait !

 

Puis, un jour, j’ai cessé de lutter. J’ai regardé la répétition, observé le mouvement quotidien, et j’ai commencé à y voir quelque chose de fragile et de vivant malgré tout. Même dans le désintérêt, un regard se posait parfois, une phrase surgissait, un silence devenait attentive présence. La stérilité apparente n’était pas absolue ; elle était le terrain minéral où quelque chose pouvait germer, à condition de laisser le temps faire son œuvre.

 

Alors, j’ai continué. Mais avec lenteur, attention, sollicitude. Chaque jour, la même classe, les mêmes gestes, les mêmes mots. Mais je ne voulais plus transformer, convaincre ou faire naître. Je voulais seulement être là, attentive à ce qui se frayait un passage, même imperceptible. L’éternel retour, dans cette salle, n’était pas punition : c’était un apprentissage silencieux de patience, de regard et d’espérance discrète.

 

Bienheureuse sollicitude ! 

 

 

GÉRARD BRÉAL

 

Les petites lueurs du soir 

Tous les soirs, il affronte le froid. Tous les soirs, il affronte des regards perdus. Cela fait maintenant des années qu’il consacre ses soirées aux personnes qui vivent dans la rue. Il a servi des milliers de cafés, il a vu des milliers de visage. Le froid, lui, est toujours le même. Le café aussi, plus clair qu’au comptoir voisin mais chaud, très chaud dans les tasses jetables. Les visages eux sont différents, mais ils portent la même tristesse, la même détresse. Tout cela comme si on tournait la même séquence d’un film, chaque soir à la nuit tombée, avec des personnages différents.

Ce qui le réconforte c’est la lumière, la petite étincelle parfois, qu’il entrevoit dans chaque regard. Cela a beau avoir la fragilité de la bougie, cela n’en reste pas moins une lueur d’espoir. Il rentre chez lui avec ces petites lueurs.

 

 

Annie C.

 

Parabole de la répétition

 

Quand je serai grand

Quand je serai grand, je serai le plus grand !

Mais oui, mon chéri, mange ta soupe.

Quand je serai grand, je serai le maître du temps !

Mais oui, apprends ta récitation, dit l’instituteur.

Quand je serai grand, je serai le maître des étoiles !

Mais oui, dit le soleil. Quel enfant troublant…

Quand je serai grand, je serai le maître de l’univers !

Aujourd’hui je suis grand. Je vous l’avais bien dit.

Hélas personne ne m’a cru, se désole le trou noir.

Aujourd’hui

Aujourd’hui, je mets un pied devant l’autre,

Aujourd’hui, je mets un pied devant l’autre,

Aujourd’hui, je mets un pied devant l’autre,

Aujourd’hui, s’achève mon chemin.

Saint Jacques, je pose le pied dans ta cathédrale.

 

Aujourd’hui, je danse,

Aujourd’hui, je danse,

Aujourd’hui, je danse,

Aujourd’hui, je danse ma vie.

Mais j’ai mal aux pieds !

 

Aujourd’hui, je t’aime plus qu’hier,

Aujourd’hui, je t’aime plus qu’hier,

Aujourd’hui, je t’aime plus qu’hier,

Et demain est un autre jour !

Gare à la chute…

 

 

JEANNINE DECOUSSE

 

  La tarte aux pommes

 

 

Paul raffole de la tarte aux pommes . Il est assez difficile à table, mais quand on lui présente ce dessert, plus de problèmes ! Fini les « Je n’aime pas » , « Je n’ai pas faim « . Il dévore sa part en une minute, et s’il en reste , il en fait son affaire .

Mamie est venue le faire manger ce midi ..Pour faire plaisir à son petit- fils , elle lui a acheté une part de tarte aux pommes chez  le boulanger . Les yeux de Paul se mettent à briller en voyant le gâteau et le «  merci mamie «  joyeux est une vraie récompense pour l’attention de sa grand_mère .

Paul et ses parents sont venus chez les grands_parents  avec l’oncle Luc se réunir le temps d’un repas familial . Paul chipote devant son assiette . Il grignote beaucoup de pain et semble s’ennuyer ; sa mère lui a défendu de sortir de table . Mais arrive le moment du dessert : de la tarte aux pommes ! D’un coup, son intérêt se réveille et le voilà soudain bien présent, prêt à partager un bon moment avec tous .

Mamie est âgée. Quels souvenirs laissera t-elle à son petit_fils ? Elle espère secrètement que Paul repensera avec tendresse aux tartes aux pommes de sa grand_mère .

 

 

TROIS ÂGES DE LA VIE

 

 

 

 

François Giol

                                     

10/30/70…. !

 

 

Autour de sa petite enfance, disons vers 8/10 ans, il était tout naturellement très proche de sa mère…

 

Hélas, elle semblait l’être moins, beaucoup moins, c’est du moins ce qu’il ressentait !

 

Principale raison à tout cela…sa propre vie.

Sa vie, elle n’était pas terrible, l’avait-elle été un jour ?

 

Elle travaillait beaucoup, beaucoup trop aux yeux de cet enfant.

 

Toute la semaine, l’usine et beaucoup de week-end  absente  (fêtes de fin d’année, Noël etc…) dans un autre métier …

Il fallait mettre du beurre dans les épinards disait-elle, lui passait après, c’est du moins ce qu’il ressentait.

Seulement, voilà, le temps passe, toujours trop vite !

 

Vers la trentaine, c’est lui, qui du coup était souvent absent.

Tout simplement dans sa vie !

 

Son travail l’amenait à être régulièrement en déplacement.

C’est l’époque où ils ne se voyaient que très peu.

Entre temps, cette mère  si souvent absente se trouvant désormais en retraite, et ressentait à son tour l’absence de son fils…Eh oui !

Sans aucune stratégie, ça devenait presque comme un juste retour des choses.

Nous aurions pu écrire « injuste retour » !

Là encore, le temps est passé vite, très vite, trop vite !!

Si bien que vers la cinquantaine, cette mère avec laquelle il fût si  difficile d’échanger, décéda !!

 

Une fois encore, il ressentait ce sentiment de manque, mais surtout de gâchis, mais cette fois ci c’était pour toujours.

Quelques années plus loin, malgré son entrée dans l’automne de sa propre vie, elle lui manquait… parfois !

 

                C’est ça…un grand loupé !

                                                                        

                                                                             

             

JEANNINE DECOUSSE

 

 Le manège

 

Marcel est heureux . Sa maman lui a payé un tour de manège . Sur le gros camion de pompier, il klaxonne , il se laisse porter par la musique , il passe et repasse devant sa mère qui lui sourit .Marcel est un pompier, il va aller éteindre le feu, il se dépêche , il faut faire vite . Il pense aux gens coincés dans leur immeuble, il faut les sauver ! Mais Marcel est courageux, il ne reculera devant rien .Tourne tourne le manège, vole vole son cœur vers sa mission, enthousiaste, porté par les autres enfants qui vivent eux aussi leur propre aventure . Mais que se passe-t-il ? Le manège ralentit …et s’arrête .Marcel est un peu abasourdi .Tous ces gens  autour de lui ,tout ce bruit , sa maman qui l’aide à descendre de son camion, le rêve s’achève, il faut revenir à la vraie vie .

 

Marcel est devenu pompier . Aujourd’hui, il est monté avec son fils sur le  camion qui ressemble à celui de son enfance . Il se réjouit du bonheur de son fils à manipuler toutes les manettes , à l’entendre ponctuer le voyage de dôles d’onomatopées. A quoi pense ce bambin ? Se croit-il lui aussi un vrai pompier dans ce jeu du faire semblant ? Laisse t-il ses pensées le transporter dans un mode imaginaire ? Mais l’enfant n’a peut-être d’autre but que le plaisir de conduire une voiture, d’imiter les grands ? Marcel se revoit des années en arrière , et souhaite que son fils revive les mêmes émotions que lui à  son âge et, qui sait, influenceront peut –être sur son avenir . Mais peut-être pas, il fera sa propre vie …

 

Marcel regarde sa petite fille montée sur le gros camion de pompiers du manège . Eh oui ,les filles aussi maintenant se rêvent en pompier ! Quelle allure elle a cette petite fille ! Marcel est très fier  Les temps changent, mais qu’importe , il goûte intensément ce bon  moment passé avec elle .Il se réjouit du plaisir de l’enfant et souhaite très fort que sa vie soit faite de nombreux moments comme celui-là

Jean-Philippe Defer

 

Bouille, bobine et trombine

 

La salle de bains enfin libérée après le passage des trois aînés, alors vient son tour, il s'y engouffre, ferme la porte, tourne le verrou. Enfin un temps d'intimité dans ce lieu où il espère pouvoir jouir d'un moment rien que pour lui avant qu'un autre de ses frères ne s'acharne sur la poignée. En contournant les larges bords du lavabo, il s'approche du miroir. Sur la pointe des pieds comme lorsqu'il était plus jeune, il observe son visage. « C'est moi l'adolescent que je vois-là ? » Pourtant, il sent confusément que le reflet qu'il détaille ne colle pas exactement avec ce qu'il pense être. « Suis-je beau, quelconque ou laid ? » Son regard s'attarde sur le carré court de ses cheveux. « Pourquoi s'obstine-t-elle Colinette, la coiffeuse du village, avec sa foutue « coupe au bol » en la couronnant par une frange à la Mireille Mathieu ? » Il continue son inspection. « J'aurais préféré que mes yeux soient bleus. Comment se fait-il qu'aucune personne n'aie les yeux bleus dans ma famille ? » Rien ne semble lui convenir, ni le dessin de ses lèvres, ni le haut de son corps qu'il juge trop maigrichon. En une fraction de seconde, sa vision se trouble, il est traversé par l'envie de s'en prendre à ce cruel portrait. « Que pense-t-on de moi en me voyant ? Je me sens si frêle, si démuni, si banal. Je veux aimer et être aimé en retour. »

Il s'interroge encore et encore : « Quelle pourra être ma vie, mon destin avec cette piètre apparence, moi qui rêve d'accomplir de grandes choses ? Où en trouverai-je la force ? Je ne veux pas me résigner, je suis prêt à prendre tous les risques ? Parviendrai-je à ressembler à un de mes héros de papier ? » Il se demande si dans son collège ses camarades se posent des questions semblables. Il a l'impression parfois de se sentir à l'extérieur de son propre corps et qu'alors, son regard surplombant le juge et fige ses moindres gestes et paroles. « Ma vie à venir, quelles promesses tiendra-telle ? Parmi tous les métiers qui me tentent, lequel réussirai-je à exercer ? Perdu au sein de ma grande famille, je revendique d'être une personne à part entière. Ma différence, je la ressens au plus profond de moi. Je crois que je pourrais compter sur une ou deux qualités personnelles que je pense posséder. Pourquoi ne me serait-il pas possible d'arriver à tracer ma voie en acquérant de nouvelles compétences, en m'appuyant sur l'énergie de ma jeunesse, en convoquant toute la force de mon caractère ? J'ai hâte d'être grand ! »

 

 

L'alarme du radio réveil retentit. D'un geste rapide, il pose la main dessus pour arrêter les bip. Il se redresse et écoute... Tout semble calme, aucun mouvement dans le berceau. Dans la demi- pénombre, il traverse la chambre en faisant attention de ne pas faire grincer le parquet. Le petit peut dormir encore. Tout à l'heure, après le biberon, il l'accompagnera à la crèche. Aujourd'hui, il s'est ménagé un bon quart d'heure supplémentaire avant de partir au travail. Il entre dans la petite salle de bains. En deux pas, il se retrouve face au grand miroir placé entre la douche et le lavabo. Dans la lumière crue du néon, il se voit de la tête aux pieds. « Dans huit jours, j'aurai trente ans ! » D'un geste machinal, il passe ses mains sur ses joues râpeuses jusqu'à la pointe du menton. « Toujours ces satanés cernes autour des yeux. Même en me couchant plus tôt, elles sont toujours là ! » Il relève la veste de son pyjama pour constater que son ventre et ses hanches se sont encore arrondis depuis quelques mois. « Sérieusement ! Il va falloir que je me remette au jogging et que je fasse attention à ne pas manger n'importe quoi. »

Par dessus son reflet, comme une apparition évanescente, une vision distincte, il superpose en pensée l'image de son corps d'enfant. Comment son esprit se sent-il dans cette silhouette d'aujourd'hui bien plus large ? Il a fini au fil des années par s'accepter en apprenant à composer avec son physique. Il se reconnaît sur les photos et s'accommode plus facilement de son image. « Trente ans, ça marque le début d'une certaine maturité. » L'arrivée du bébé il y a six mois a chamboulé le quotidien de leur jeune couple. Ensemble, ils ont appris jour après jour, nuit après nuit à devenir parents. Il suppose que dès lors beaucoup de choses de leur vie demeureront stables pour les années à venir. Tout lui apparaît solide, son travail, celui de sa compagne, leur couple, leurs cercles d'amis, leurs loisirs, leur vie de tous les jours avec leur enfant. Pourtant, l'autre visage, celui de son image inversée semble d'un autre avis : « Rien n'est fixé, tout est illusion. »

« Ce matin, je me suis réveillé très tôt, bien avant le lever du jour. J'ai fait un rapide tour par la salle de bains avant de descendre prendre le petit-déjeuner. Je ne m'attarde plus devant la glace comme avant, juste pour un bref coup de peigne et pour la danse expéditive du rasoir. Ce que je vois depuis des années dans les eaux profondes de cette surface figée ce n'est rien d'autre que mon corps en mouvement, de l'enfant au vieil homme, ce « moi » en construction, en chantier permanent. Heureusement que ce que je suis ne se résume pas à un instantané. Je suis un être lié à son récit, à son histoire individuelle suspendue au fil des ans. Tour à tour père, fils, amant,  frère, ami, grand-père ... Au cœur de ces nœuds de relations, on pourrait, c'est probable esquisser un portrait qui me ressemble, encore ne serait-il qu'approximatif. Il y manquerait le versant plus solitaire de ma personnalité, la profondeur de mes pensées buissonnières, les errements de mon cœur, le « je » qui doute et qui cherche, mes fulgurances vitales, mes noyades amères ... En renonçant à la vue d'ensemble, je reconnais avoir eu par le passé la tentation de me perdre dans les détails, ces pâles reflets d'une infime partie de la vérité. En revanche, mes attitudes, mes paroles, mes gestes, mes sentiments, ce sont des atomes de radiation issus de ma propre personne ... 

Quand je passe devant un miroir, je détourne le regard. Même si mon apparence ne me fait plus souffrir. Les miroirs sont comme tous les écrans : déformants. J'ai de bonnes raisons de les fuir. Contrairement à notre époque qui voue un culte à la profusion des reflets de soi jetables, des selfies retouchés, de masques nombrilistes, d'images postiches démultipliées à l'infini, j'ai le déclencheur en congé sabbatique. Je suis comme je suis, est-ce ma faute à moi ?

Aujourd'hui, à soixante trois ans, je fais mes premiers pas dans ce qu'on nomme la retraite. Je n'éprouve aucun regrets, ni remords concernant ma carrière. Même si mes étagères débordent d'archives de ce long voyage, il m'a suffit de quelques jours après le fabuleux départ pour refermer une bonne fois pour toutes la porte du bureau. J'ai abandonné sur le quai de lourdes valises comme on le fait pour les souvenirs d'une vie lointaine où l'on a séjourné et qu'on quitte à bord d'un train fonçant vers un ailleurs dont on ne sait rien. Je ne suis que passager et n'ai pas de billet de retour. Je veille toutefois à conserver en un lieu secret une once de lumière d'un fragile espoir, celui d'avoir encore le temps de boire, de rire, d'aimer, de vivre. »

 

 

 

 

JOËLLE  JARRIGE

 

J’ai 10 ans. Aujourd’hui comme demain je suis assise en classe, en fond de classe. Je vois les crânes de mes camarades, cheveux blonds, bruns, roux. La maitresse s’agite au tableau, la craie grince entre ses doigts. Je m’ennuie. L’encre sèche sur mon cahier, mon exercice est fait, j’attends. J’attends que les têtes se relèvent, qu’un bruit de fond revienne, que la voix crispante de madame Hélène s’élève. J’attends la cloche, la sonnerie, la récré, la sortie. Alors je regarde autour de moi, la classe vitrée donne sur quelques arbres, où se nichent des mésanges. J’admire leur envol, je les poursuis du regard, je m’élève avec elles, je franchi les murs. Mais madame Hélène ne laisse personne échapper à son enseignement fastidieux « allons tête de linotte, ce n’est pas ainsi que l’on apprend ».

J’ai 30 ans, les bancs de l’école se sont éloignés, les souvenirs désagréables sont stockés au fond de l’hippocampe. Pink Floyd et sa chanson « Another brick in the wall » résonne toujours en moi, mais ma colère contre l’inanité des contenus enseignés a su trouver un exutoire dans la recherche. Je suis une brique dans le mur de la connaissance et de la lutte contre l’oppression et le conformisme. Je savoure le plaisir de savoir pour comprendre, savoir pour analyser, savoir pour partager. Je suis à nouveau en cours, par choix, pour exercer autrement, pour vivre différemment. Le choix de ces travaux ne tient qu’à moi. L’envol est en moi, j’abats les murs des classes, j’ouvre toutes les portes, j’apprends.

J’ai 70 ans, je veux prendre le temps d’approfondir, de connecter les connaissances diffuses qui se sont glissées dans tout mon être et dont j’essaie d’extraire une âme. Je n’irai plus vers de nouvelles académies, mais je partagerai avec ceux qui le voudront tous ces savoirs pelotonnés en moi. Je les digère, je les projette, je les distille, je les donne.

 

 

 

Martine Murail

                                                   

 

Anniversaires

 

Quatre ans il adora. C'était son premier anniversaire en « conscience ». Il fut heureux de se rencontrer.

Il reçut un livre bucolique et naïf où la vie était radieuse, le ciel bleu et les enfants heureux, où l'agneau n'avait pas peur du loup...

Ce fut une journée magnifique où on le célébra. Il était entouré d'adultes bienveillants qui à travers lui tentaient de revivre un peu leur propre enfance.

Il souffla les bougies. On le félicita.

 

Dix ans la magie retomba. Jusqu'à la veille au soir, il afficha neuf ans. Confusément il sentait que des périodes moins roses allaient advenir. Il quittait l'enfance à reculons.

 

Dix-huit ans le trouva de nouveau dans l'enthousiasme ; Il était amoureux, la vie s'ouvrait : elle serait belle, ils seraient heureux et auraient beaucoup d'enfants.

 

Vingt ans.

« Si j'connus un temps de chien certes, c'est bien le temps de mes vingt ans » chantait Brassens à ce moment là.

Il partagea cet avis.

 

Bon an mal an, il parvint à trente.

Ne fêta pas.

Ce jour fut sombre : il marquait impitoyablement la fin de la jeunesse, la vraie, l'indiscutable.

Avant. Après.

 

Les cinquante redoutés.

Les circonstances firent passer l'affaire « comme lettre à la poste »

Un nouvel état amoureux...

Quand on aime on a toujours vingt ans... disaient les chansons mièvres d'avant guerre.

On voulait le croire.

Il voulut le croire.

 

Soixante ans arrivèrent sans encombres apparents.

On s'habitue peut-être...

Mais l'inconscient, lui, ne se laisse pas berner.

On ne la lui fait pas !

C'est depuis ce jour là qu'il se mit à confondre deux mots :

anniversaire et enterrement

Sa langue fourchait : « C'est quand l'enterrement d'untel ? »

Non ! L'anniversaire ! Pardon...

 

Soixante-dix.

Le mot lui même est une obscénité.

Il ne fut même pas question de l'évoquer.

On atteignait là l'inadmissible.

Il décida d'avoir soixante-neuf ans.

Jusqu'à nouvel ordre.

 

                                                   

Annie C.

 

  3 âges de la vie

 

  Le journal

 

  • 10 ans      

19h, c’est le signal ! Chaque jour, sans exception, son père allume la radio pour les sacro-saintes informations et sa mère sert le repas.

Tout est réglé comme du papier à musique et leur petite fille, Irène,  10 ans, subit à la fois le moulin à paroles du journaliste, un fond sonore, un brouhaha intrusif qui empêche toute discussion familiale, mais aussi des évènements tragiques, de la souffrance…

Elle en perçoit mal le sens. Pourtant elle prend en plein cœur l’émotion des gens en pleurs.

Et tout ça devant les morceaux de viande saignants qui imbibent les frites froides.

« Elle n’a jamais faim cette enfant !... »

  • 30 ans

20h, c’est la course, le travail, les enfants et leurs devoirs, les douches, les factures, les  « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » « Au plus pressé, regarde dans le frigo… »

Le mari d’Irène prépare le repas  avec la télé en bruit de fond, toujours ce même « parler pour ne rien dire », faire de l’audience et des recettes sur du sensationnalisme, sur la misère humaine, avec des images en plus, insoutenables…

Mais maintenant, plus aucun repas devant la télé, la radio…

Un moment sacré où l’on s’écoute, où l’on partage des moments de vie.

  • 70 ans

Les infos, c’est désormais en continu, toute la journée. Avec les smartphones, c’est en tête-à-tête avec soi-même que chaque jour, chaque heure, chaque minute, il se passe quelque chose à ne rater sous aucun prétexte !

Irène voit son mari absorbé par les fake news. Est-ce une vie, vraiment ?

Quant à elle, elle fait la grève des infos, une question de survie. Sinon c’est à se flinguer devant toute la détresse du monde…

Et les repas, c’est en tête-à-tête, un moment d’intimité, de projets ou de silence…

Une quête d’apaisement.

 

GÉRARD BRÉAL

 

Dans mes rêves les plus fous 

 

A chaque récréation, je m’arrangeais pour jouer avec elle. A peine sortie de la classe, Je cherchais ses longs cheveux blonds et courait vers son groupe. Son rire et son entrain me captivait. Hélas la sonnerie du retour en classe mettait fin à cette parenthèse enchantée. Dans mes rêves le plus fous, je lui aurais fait un bisou sur la joue. Mais j’avais trop peur.

 

A chaque pause-café, je m’arrangeais pour m’insérer avec ses collègues. Ses cheveux relevés en chignon étaient le phare du groupe qui l’entourait. Son rire et son entrain me captivait. Hélas la sonnerie de son portable et l’appel de son petit ami mettait fin à cette parenthèse enchantée. Dans mes rêves les plus fous, je l’aurais invité à boire un verre. Mais j’étais trop timide.

 

A chaque repas des anciens, je m’arrangeais pour être à sa table. Ses cheveux blancs éclairaient l’assemblée. Son rire et son entrain me captivait. Hélas, les premières notes de musique du bal mettaient fin à cette parenthèse enchantée. Je ne savais pas danser. Dans mes rêves les plus fous, je l’aurais quand même invité à danser. Mais j’étais en fauteuil roulant.

 

 

 

 

CHRISTINE TRIVIDIC

Ostende et la mer du Nord

A 10 ans

Il a 10 ans tout juste et ce sont ses premières vacances à la mer, à Ostende

Il est accompagné de ses parents

Quel plaisir d’apercevoir cette étendue d’eau immense,

Cette plage de sable blond

C’est très impressionnant

Il s’approche avec excitation du bord de l’eau

Il y a du vent ce jour-là,

La mer recouvre ses pieds nus d’une eau fraiche qui l’intrigue

Le vent lui fouette le visage

C’est une découverte pour lui

Il ne sait pas nager et est comme déséquilibré par le ressac

Il s’accroupit et ses mains jouent avec l’eau et le sable

Ce serait si bon si c’était l’été

Il pourrait s’allonger, faire des châteaux de sable, jouer au ballon sur la plage

 

A 30 ans

Il a 30 ans et est papa d’un petit garçon

Depuis plusieurs mois, il songe à faire découvrir la plage de son enfance à son fils

Sa première découverte à Ostende avec ses parents

Quelle sera la réaction de son fils ?

Les voilà sur cette belle plage

C’est la mer du Nord et toujours ce même vent plutôt froid

L’impression est différente sur son visage

Il se souvient très bien du vent qui fouettait ses joues et ses pieds nus dans l’eau

Une impression de déjà-vu… c’est à la fois drôle et touchant

Il observe son fils émerveillé, courant sur le sable, emporté par la force du vent et s’approchant tout près des vagues

Il s’imagine à 10 ans, c’est lui qu’il voit

 

A 70 ans

La vie est passée comme un éclair

Il est invité pour ce début d’automne avec ses enfants et petits enfants sur la côte Nord

Un petit week-end en famille, histoire de revivre avec eux ces souvenirs sur la plage d’Ostende

Il fait déjà frais et comme a 10 ans, le vent ne semble pas avoir changé

Sa peau est moins fragile aujourd’hui, les sensations sont différentes

Mais il repense encore à cette première découverte qui l’avait tant marqué

Il est assis sur un banc face à la mer et observe ce petit fils

Faire des cabrioles et courir dans les vagues

L’âge faisant, il repense au temps de son enfance et ce n’est pas si loin après tout

 

 

JEAN-LOUIS DUPAS

 

Aujourd'hui c'est repos forcé.La maîtresse est malade,personne ne peut la remplacer et les enfants doivent rester à la maison.Chouette se dit le petit ¨Pierre , 8 ans , je vais pouvoir regarder le dessin animé que j'ai eu à Noël dernier et qui s'appelle "Le petit chaperon rouge". Pierre maîtrise déjà bien la technologie;il met le DVD dans le lecteur,s'installe confortablement et assiste un peu effrayé à cette histoire terrible:Le gentil chaperon rouge apporte à sa grand mère un morceau de galette et un pot de beurre.Mais en chemin elle s'attarde,désobéit à ses parents,rencontre le loup qui va la précéder chez la grand-mère,la dévorer puis attendre l'arrivée du petit chaperon rouge pour la dévorer à son tour.Pierre effrayé par cette issue se dit que s'il doit un jour partir seul en forêt,il ne s'arrêtera pas pour parler avec n'importe qui.

 

               Pierre a 28 ans.Il vient d'épouser Elisabeth dont il est très amoureux.Ils emménagent dans leur nouvel appartement.Ce jeudi il a pris son jeudi après-midi et seul il déballe les cartons qu'il a retrouvés dans le garage chez ses parents.Il retrouve avec surprise ce vieux DVD de son enfance qu'il avait oublié depuis longtemps,le petit chaperon rouge.Curieux il remet le vieux disque oublié dans le lecteur de son ordinateur portable et le regarde à nouveau.Tiens, c'est bizarre,je ne me souviens pas du tout d'avoir vu ça comme ça:Pierre sent confusément qu'il faut qu'il aille chercher plus loin derrière ce loup vorace et cet-te petite fille désobéissante.Mais Elisabeth rentre de son travail,Pierre range le DVD et se dit en lui-même qu'il y réfléchira plus tard quand il aura un moment à lui.

 

               Pierre a 78 ans.Tout à sa tristesse, il vient d'enterrer Elisabeth la semaine dernière.Il repense avec nostalgie aux années de bonheur passées ensembles.Aujourd'hui il fait un peu de tri et de rangements dans ses souvenirs et,allez savoir pourquoi,il retombe sur ce vieux DVD de son enfance,qui était tombé dans les oubliettes de sa mémoire depuis belle lurette.Il se souvint alors l'avoir laissé en plan il y a bien longtemps,au début de leur mariage.Il le réintroduit alors dans le lecteur incorporé à la TV grand écran qu'ils regardaient souvent le soir au coin du feu avec Elisabeth.Tout à coup,avec le recul,tout lui parut limpide.Ses recherches sur internet sur la symbolique des contes ne firent que lui confirmer ce qu'il ressentait profondément : Ce loup rusé et cruel décrit par Charles Perrault n'est en fait qu'une allusion symbolique,une métaphore dirions-nous littérairement parlant, une allusion dirions-nous plus prosaïquement à la dénonciation d'un acte que nous désignerons crument parle terme d'inceste.

 

 

NITA Le Pargneux

 

Fête des mères

 

 

Depuis plusieurs semaines, la maitresse nous fait travailler sur un poème : notre poème, c’est nous qui l’écrivons ! On avait déjà fait cela il y a deux ans. C’était difficile ! Là, moi j’aime bien ; maintenant, c’est plus facile, c’est vrai que je connais plus de mots, et puis j’ai l’impression qu’il y a plus d’idées dans ma tête. Maman, j’ l’aime de plus en plus ! Alors j’ai de plus en plus envie de lui faire plaisir ! Pour sa fête, j’ai trouvé, avec la maitresse, je suis en train de créer en mots le plus beau bouquet de fleurs ; chaque fleur montrera une qualité de maman ou quelque chose qu’elle réussit bien. En plus, le matin, j’irai dans la campagne cueillir un grand bouquet de fleurs des champs. Je sais qu’elle aime les fleurs sauvages par dessus tout, elle sera heureuse. Et puis, ce sera MON cadeau, créé toute seule, moi pour elle !

 

Mon Dieu ! La fête des mères après-demain ! J’ai failli oublier ! Tant et tant de choses à penser ! Je cours toute la journée, toute la soirée, Maman ? Elle a tout ce qu’il lui faut … et même ce qu’il ne lui faut pas ! C’est toujours difficile de lui trouver un cadeau !

Bon, Amazon, un livre, je l’aurai demain. Une chose est sûre : Maman, elle aime les mots, elle lit beaucoup, elle écrit aussi un peu ; parfois d’ailleurs, elle joue sur les mots ! Un livre de poésie, oui, elle aime la poésie, Andrée Chedid, je suis sûre que ça lui plaira ! Et puis je passerai chez le fleuriste en allant la voir, bd Malesherbes, je pourrai rester en double file : des roses rouges, elle saura que je l’aime même si je manque de temps pour le lui montrer !

 

Elle est dure cette période, le blues tous les soirs entre chien et loup ! Oui ! La semaine prochaine, ce sera la fête des mères, c’est douloureux maintenant : j’ai beaucoup de temps pour y penser. Tellement que je ne pense plus qu’à ça !

Elle me manque, c’est comme si le bouquet que je lui faisais quand j’étais petite a fané sous mes yeux… Le pétale flétri, comme sa peau vers la fin, diaphane, translucide, veinée de bleu, fragile, si fragile… La tige, doucement inclinée par le temps, les jours, les années… Comme son corps devenu frêle, si frêle… Et l’âme, enfuie avec le pétale tombé… Loin, si loin !

J’ai hâte que ce moment soit passé

Je ne crains pas son anniversaire, ce n’est que le sien, mais la Fête des Mères, Maman partie, loin, si loin…

 

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Le monde et moi…

 

J’ai 7 ans et j’observe souvent les fourmis ! C’est drôle, et si simple ! Papa m’emmène parfois voir ses ruches, et ses abeilles ! Que c’est beau, ce monde si simple… Il m’ appris, la reine, les alvéoles, le miel, la récolte… J’adore le miel ! Chez nous, c’est comme la ruche, y a la reine, un roi en plus, et tout l’essaim ! Chaque jour ressemble à la veille et au lendemain, c’est facile, l’école, les devoirs, les repas, les conversations, tout est simple ! Y a aussi les vacances et le dimanche, le jardin, les animaux, la mer… Mes parents ? Ils sont là, pour toujours, je les aime, c’est facile ! Tout cela m’est familier, c’est bien cadré, chaud et doux !

 

J’ai 40 ans et je n’observe plus ni les fourmis, ni les abeilles ! Plus le temps ! D’ailleurs mon père me dit : tu ressembles à une fourmi, toujours pressée, toujours affairée ! Te souviens-tu de mes abeilles ? Elles travaillaient presque sans relâche, avec ordre et vigueur et cela nous prodiguait un mets délicieux…

Bien sûr, il a raison, mais aujourd’hui, tout est si compliqué, si foisonnant, si multiple ! Je n’arrive pas pas à être partout à la fois, à tout faire, à tout vivre… Le travail : compliqué, hiérarchie, compétitivité, omniprésence… Le couple, toujours remis sur le métier, au risque de se perdre, tellement compliqué… Les enfants, avec les risques d’aujourd’hui’, la peur au ventre… Vais-je savoir faire ? Vais-je être capable de prévenir, de guérir, d’aimer correctement, faire comme il faut pour que tous soient heureux ? Ah ! Que de complications !

 

Cinquième saison ! Temps de vivre ! Temps de choisir, de faire, de consoler.

Temps d’aimer !

Cinquième saison ! Temps pour moi… Pour eux… Pour les autres…

Le temps, simple, riche, fructueux ! Les soucis ? Non pas niés, mais apprivoisés, vus avec simplicité !

J’observe à nouveau les insectes, mon père est mort mais la ruche est solide, le miel ensoleillé !

Tout est si facile !

 

 

SISYPHE CONTEMPORAIN

 

 

Jean-Philippe Defer

 

Roule ma boule

 

- Tu te souviens de BB ? me demanda Yves avec cet air espiègle que je lui connaissais.

- Tu veux parler de Brigitte Bardot ? répondis-je innocemment.

- Mais non, je te parle de l'autre BB ! 

- Ah oui, bien sûr que je m'en souviens. Comment oublier notre cher collègue fétiche, alias le bousier bleu ! Ah, ah !

- Tu crois que ça pourrait s'apparenter à du harcèlement ce qu'on lui a fait subir à l'époque ? poursuivit Yves.   

- Bah non, je ne crois pas. On ne faisait rien fait de mal, on se fendait juste la poire à le voir en baver quand il remontait son chariot, c'est tout.

- Je crois qu'aujourd'hui ça passerait pas, a ajouté Yves. C'était quoi son prénom déjà ?

- Il me semble qu'il s'appelait André ou un truc comme ça, ai-je répliqué.

Dans ces années-là, Yves et moi, nous travaillions comme vendeurs dans une boîte de fournitures de quincaillerie pour professionnels. Le André en question était magasinier. Son boulot, c'était de gérer les stocks et de suivre nos commandes. Il faut que je vous dise pourquoi nous avions fini entre nous par le surnommer ainsi. Le bousier, c'est un genre de scarabée tout noir qu'on trouve au milieu des chemins de campagne. Ce qui l'attire en ces lieux, c'est ce que laissent les chevaux ou les vaches derrière eux après leur passage. Le mâle façonne une boule de crottin ou de bouse dix fois plus grande que lui. Ensuite, il s'évertue à la pousser droit devant, la roulant tantôt au fond des ornières et tantôt gravissant les parois abruptes des fossés. Au bout d'un long voyage incertain semé de chutes et d'embûches, il compte l'offrir à une future dulcinée afin qu'elle y ponde leur descendance.

Lui, BB, c'étaient son chariot débordant de cartons de toutes tailles qu'il entassait en équilibre précaire au sortir des camions et qu'il poussait depuis l'aire de livraison jusqu'aux comptoirs de vente en passant par cette fichue rampe d'accès extérieure. Nous, les vendeurs, dans l'attente de l'ouverture du magasin, nous le regardions s'engager dans la pente avec un certain sadisme. Nous attendions avec une délectation non feinte le moment inévitable où le château branlant de cartons s'écroulerait l'obligeant alors à caler à mi-pente le chariot qui n'avait pas de freins avec un carton suffisamment lourd pour aller récupérer un à un tous ceux qui avaient dégringolé jusqu'en bas. Tandis que nous pouffions derrière la vitrine, lui, imperturbable, nous sachant hilares, reconstituait avec un calme olympien sa montagne de cartons. Il ne se retournait pas sur nous, mais sous sa blouse bleue, il devait réellement fulminer. Il ne voulait pas nous offrir en plus de la lassitude de son visage le plaisir de se sentir accablé par notre méchanceté crasse. On se gardait bien d'aller lui donner un coup de main. Ça a duré quelques années cette cavalcade avant que la direction finisse par installer un monte-charge.

N'empêche qu'il nous a bien eus le jour où en fin d'année, on avait eu un de nos fournisseurs qui vu le volume de nos ventes nous avait promis qu'il allait nous offrir un carton de Champagne Mercier pour fêter ça. Ce jour-là, nous étions tous à attendre l'arrivée du livreur quand nous vîmes notre bousier bleu arc-bouté derrière son chariot prêt à aborder la pente. Tout en haut de sa pile habituelle de cartons, nous remarquâmes tout de suite un carton blanc sur lequel était collée une étiquette en lettres d'or sur fond rouge. Je me rappelle que nous sommes restés pétrifiés envisageant déjà le pire. Quand le carton s'est mis à basculer, on s'est tous levé d'un bond pour courir vers la porte, le temps de sortir sur la rampe, le carton était déjà par terre. André était en train de le ramasser. Quand il se retourna, nous découvrîmes sur son visage un large sourire qui nous stupéfia. L'avait-il fait exprès ? Nous apprîmes après coup qu'il avait délibérément remplacé les bouteilles par de vieux catalogues. En fin de journée, le coup de théâtre des arroseurs arrosés s'acheva dans la bonne humeur autour d'un coupe de Champagne où nous trinquâmes tous avec BB, alias André. 

 

 

 

Martine Murail

Sisyphe contemporain

 

                                                   

Il n'avait rien demandé.

Il était heureux avant.

Au temps du papier, du bic, ou du joli stylo-plume à la robe nacrée.

Mais c'est arrivé. Pas sans prévenir il est vrai.

Il a reculé devant l'obstacle, renâclé, différé...

Toutes sortes d'engins diaboliques ont colonisé son univers,avec leurs langages, leurs codes, leur logique illogique.

Une exemple entre mille : lors du tout premier contact qu'il eut avec le dénommé « Péssé » on lui dit « pour fermer tu cliques sur démarrer » !?...

Et contre toute attente, les personnes qui tentent de lui inculquer les rudiments de cette histoire de fous lui répètent :

« Tu ne comprends pas la logique de la machine ! »

De temps en temps il s'y attelle, reprenant son collier d'épaules, puisqu'on ne peut l'éviter.

Il branche la chose.

La chose est rétive.

Elle ne démarre pas.

On lui dit  « mais forcément, il faut qu'elle se remette à ... »

A quoi  déjà ? Ah oui à jour...

« Il faudrait que tu t'en serves tous les jours pour qu'elle soit à jour ! » ?...

« Tous les jours ! Mais j'en ai besoin tous les quinze jours pour le texte de l'atelier d'écriture ! Si je n'ai pas de clou à enfoncer je ne sors pas le marteau tous les jours ! »

Enfin la machine consent à s'ouvrir. Elle propose mille merveilles qui ne sauraient servir à un individu lambda.

Perplexe, il ne sait plus par quel bout l'aborder...

Trouver l'icône. Quel grand mot ! C'est si beau les icônes dans les églises russes.

Cliquer sur l'icône idoine. Angoisse. Des choses apparaissent.

Parfois par chance ça tombe bien. S'ouvre la page ; blanche .

Rassurante.

Chercher la police et sa taille.

Dérouler le ruban numéroté. Choisir. Trop petit trop gros. Tâtonner. S'arrêter. Taper.   Merde ! Le curseur ! Le placer .

Caprice :il revient à gauche ou descend dans la page.

Je n'ai rien fait hurle-t-il ! Si t'as sûrement fait quelque chose !

Pendant ce temps la police enragée (expression mal pensante ) a choisi de changer de chiffre : trop gros trop gras trop petit trop maigre ( expressions très mal pensantes )

Après vingt minutes d'énervement ou l'ulcère gastrique menace, il y arrive.

Il tape, intranquille : pourvu que rien ne disparaisse. Ce n'est jamais acquis. On a vu ça déjà : ça disparaît.

Il arrive au bout. Se relit. Constate une erreur. Parvient à mettre le curseur là où il faut, corrige.

Et là une béance s'ouvre entre deux mots.

Il s'arrache les cheveux, essaie de rattraper le coup. En vain.

C'est la débandade ! Les mots se mettent en danse, en bacchanales.

Il jure des ribambelles de mots plus gros que lui.

Il enrage. Il EST Sisyphe !

Il appelle à l'aide son conjoint excédé qui dit qu'est-ce que t'as encore fait ? !!!

Longtemps après, non sans mal, grâce à l'intervention du conjoint plus rompu à l'exercice technique qu'à la sérénité conjugale, il parvient à accoucher d'un texte complet, à peu près conforme à ses attentes modestes.

Le travail ne s'arrête pas là.

A présent il faut enregistrer .

Enregistrer tout !

Ben pardi qui voudrait enregistrer un mot sur deux !

Enregistrer sous . Et toi tu me saoûles.

Il clique en priant tous les saints du paradis avec pensée émue pour sainte Rita : que ce texte ne disparaisse pas dans les entrailles de la machine !

Et ça n'est pas fini.

Il faut imprimer ! S'en  suit une kyrielle d'actions improbables.

On dirait que c'est bon. Il fonce au sous sol où se tapit l'autre engin infernal : l'Imprimante.

Et là c'est pile ou face car celle-ci extrêmement susceptible ne fonctionne que si rien ne la contrarie : l'encre peut manquer, le papier être humide...

Un chemin de croix.

 

Ensuite, il faut envoyer le texte à Nita !

Et là...

 

                                        

 

CHRISTINE TRIVIDIC

 

Résistance quotidienne

 

Tout ça est arrivé de façon très progressive

Au début, je me sentais fatiguée, épuisée, pas d’envie de me lever le matin

Et les mauvaises pensées se sont accélérées, ont envahi ma tête

Je luttais chaque jour… mon combat était ardu

J’étais comme emportée, transportée par cette fumée noire qui s’infiltrait sournoisement

Mais que vais-je devenir ?

Je ne suis plus « moi » ; je ne me reconnais plus !

Je suis pourtant persuadée, par moment, que je vais me sortir de ce brouillard

Cela fait maintenant plusieurs semaines que je « survis » en quelque sorte

Et ce matin, miracle, le ciel me semble plus bleu

Je me surprends à observer la nature et cela m’enchante presque

Comme cela… oui, reste comme cela…

Tout redevient pratiquement comme avant

Ce serait ça le bonheur ?

Sentir l’espoir d’un renouveau de vie, une perspective de mieux-être ?

Et ce matin, allez savoir pourquoi…

Le ciel est à nouveau gris

C’est reparti, je le sens… c’est reparti pour une nouvelle expérience difficile à vivre

Cette maladie ne me laissera donc jamais en paix !

Comment lutter contre ce cauchemar ?

Aurais-je assez de force pour résiste à cette torture, cet enfer mental que m’impose la vie ?