Le goût des fruits trop murs

 

Les fruits, les ronds et les longs, contiennent des pépins ou des noyaux, germes du futur, des os, non, de la chair, oui, des peaux qui nécessitent de les peler pour les déguster. Leurs sphères et leurs queues de comètes imitent les cycles cosmiques, le tournoiement des planètes et l’enroulement spiralé des galaxies pour prolonger les formes innombrables que déploie la vie. Certains sont permis, d’autres défendus.

 

Les fruits ronds sont abonnés au temps circulaire, à la ronde des saisons, assujettis au système solaire. Les fruits longs, à queue de comète, s’élancent dans le temps linéaire en puisant dans la terre qui produit leurs plus belles fleurs. Certains sont solitaires, d’autres, solidaires,  s’agglutinent en grappes pour préserver le sens du collectif, mais aucun n’est carré, cubique plutôt, domaine réservé aux humains qui ont produit ce fruit vénéneux d’un ordre rigide et totalitaire noyant dans la masse informe le fruit de l’homme, que Léonard de Vinci a imaginé inscrit avec ses formes parfaites dans un cercle et un carré, muni d’un nom porteur de fruits mathématiques, l’homme de Vitruve aux proportions biologiques parfaites équivalentes à celles de l’univers, image de proportions divines à relativiser avec nos différences et nos vulnérabilités d’une ressemblance troublante. Tous sont issus d’une graine, d’une semence, d’un tronc d’arbre, de ses branches, de ses bourgeons qui s’épanouissent à la vue de l’autre, frères et sœurs de l’éblouissante symphonie de la vie composant avec l’air, la terre, l’eau et le feu les symboles opposés qui incitent à la relation et à la communication, au partage d’informations sur les formes que revêtent les énergies, leurs représentations et concepts humains. La pomme tombe sous l’effet de la gravitation, l’arbre pousse sous l’effet d’une force d’attraction, la matière noire cache bien des secrets pas encore dévoilés.

 

Mais avant tout, ils poussent. Ils poussent le temps, les heures, résistent aux intempéries, répondent à une force sublime qui les attire vers le haut, vers un ailleurs inconnaissable.

 

À la première heure, minuit, le fruit dort, gorgé des effluves de la journée précédente, et se prépare dans ses rêves à l’accueil d’une nouvelle journée. Il rêve de son passé et de son avenir pour se préparer à accueillir l’essence des heures et la jouissance du jour, sa lumière, qui éveille la nuit, revêtant chaque fois des vêtements de plus en plus chatoyants.

 

À quatre heures, il pousse un soupir, cherchant à consolider son existence, se perche sur une branche d’où il peut voir les lumières, pour s’accrocher solidement car le vent du nord souffle fort, quand ce n’est pas le vent du sud, puis se rendort.

 

À huit heures, l’homme fruit se lève, se réjouit de la saveur enivrante qui emplit sa bouche, en déguste les sucs nutritifs, et décide qu’il va passer un bon jour.

 

À midi, après avoir résolu les équations de la réduction du carbone menaçant son existence et celle de ses semblables, la faim le tenaille, et il décide de se goûter lui-même, gonflé de chair ferme et juteuse, grossir avec l’arbre, pour vérifier sa force, ronde comme un soleil épanoui. Il est satisfait, l’œuvre avance bien. Un poème se glisse vers ses lèvres, succulent comme le fruit délicat qu’il engendre. Dans le plaisir du texte, les mots composent un recueil éblouissant, comme un don permis, une offrande à la beauté du monde qui se décline en fleurs multicolores qui poussent leurs fruits vers l’aventure.

 

La page se ferme à seize heures afin d’éloigner les animaux captivés par son odeur, les abeilles qui s’enivrent sans discernement et tracent leur itinéraire dans une danse impeccable, poussées par la nécessité de remplir les rayons des ruches à n’importe quel prix, sous peine d’extinction de leur espèce. Leur miel couleur d’or, ou de soleil, attire de nombreux prédateurs qui les rendent agressives. Elles défendent la juste répartition des fruits de leur travail, leur pérennisation et leur organisation dans l’espace et le temps. Certaines ne piquent pas et bénéficient d’interactions douces avec des hommes ayant conservé les méthodes ancestrales bénéfiques pour la nature et ses fruits. Les énergies déclinent à seize heures, apaisant les comportements consuméristes et l’aspiration au repos.

 

Un retour aux sources naturelles canalise la volonté de grandir encore, de pousser la matière dans tous les sens, conditionnant les cellules à gonfler la chair fraiche, jusqu’à l’éclatement des fruits, devenus impropres à la consommation. Ils arborent des cicatrices, des boursouflures, des zones noircies et des tunnels à insectes et autres vers gourmands. Les fruits ne sont plus ronds, ne parfument plus l’atmosphère, ne laissent plus diffuser leur précieux nectar. Ils imitent la géographie primaire des collines et des vallées, des volcans et des paysages engloutis. Les fruits compagnons disparaissent peu à peu. L’arbre-fruit  se sustente encore un peu des résidus délicieux emmagasinés par la chaleur du jour, mais son énergie décline de plus en plus. Le verger s’étiole, d’étranges animaux rampent au sol.

 

À vingt heures, l’heure où le soleil suspend son vol, les lions viennent s’abreuver en respectant l’ordre de passage des pauvres animaux qui subsistent malgré tout, d’un maigre filet d’eau qui a oublié sa naissance dans un torrent fracassant de l’énergie des montagnes d’où jaillissaient les cascades transparentes, mères des fleuves gigantesques, somptueux, serpentant dans les plaines ou creusant des canyons pour alimenter les hommes-fruits et leurs arbres-fruits. Il fallait voir l’étendue des rosées le matin, les gouttes cristallines reflétant la lumière ! L’homme-fruit se goûte encore, quêtant les saveurs anciennes, et perd définitivement son désir diabolique de plaisirs sans fin. Du lion, l’homme a gardé la couleur vaguement orangée et bistre comme une peau d’onagre qui ne lui servira plus que de couverture de livres dévorés par les bibliophiles, ou d’encre pour composer son récit ou sa légende sur des palimpsestes écornés, le fruit n’exhalant plus que des odeurs de pourriture chimique, des relents de cadavres parsemant les rues et les immeubles en temps de guerre. Il a grignoté jusqu’à sa peau de chagrin, annihilé par ses désirs illimités de pouvoir et de puissance, augmentant la misère des hommes. La cueillette des fruits ronds ne suffisait plus à assurer sa subsistance, puisqu’il avait dévoré l’arbre-fruit des connaissances interdites, avait ignoré la parole qui construisait sa seconde peau.

 

Il se réfugie désormais dans la nuit noire, dans l’ombre des souvenirs des fruits ridés et secs dont il porte désormais le deuil.

 

 

 

 

octobre 2025

 

Un goût de cendres dans la terre

 

Vulcania habite un très joli petit village, paisible, aux maisons similaires, comme les jardins aux grappes colorées, et les civilités bien ancrées dans les apparences et le silence nécessaire à la préservation sociale des familles et de leurs représentants. Les angles droits gomment le flot des émotions, altèrent les souvenirs, négocient quelques échanges avec la deuxième génération, pas avec la troisième, déjà enfermée dans les maisons du retrait de la vie, où la seule occupation artistique consiste à éplucher des légumes, et les échanges interactionnels limités aux soignants désabusés.

Dans le village, les plantes sont fertiles, magnifiques, les habitants généreux et des enfants naissent régulièrement. Vulcania a trois enfants, qui grandissent précocement, comme si les cendres enfouies fertilisaient les semences des hommes. Les centres commerciaux croissent à la même vitesse, suggérant dans leurs publicités les trésors de la consommation obligatoire. Les jardins s’enorgueillissent des mêmes jeux en plastique pour enfants, mais les piscines gorgées de soleil, au bleu transfiguré par la lumière napolitaine apportent un peu de répit quand la chaleur accable les corps et les esprits. Vulcania est tellement heureuse dans son paradis, relookée par le logiciel de Kim Kardashian qui la magnifie en filtrant ses défauts, offrant à ses pairs son apparence parfaite.

Elle s’étonne, comme ses voisins, des cendres qui remontent régulièrement, avec entêtement, comme si elles voulaient participer à cet eldorado construit sur les flancs d’un volcan d’apparence paisible. Afin d’exhumer ce qui se profile, des équipes d’archéologues creusent jusqu’à six mètres de profondeurs, laissant une ligne de maisons au bord du gouffre. D’anciens habitants, aux postures moins paisibles, apparaissent, figés dans leurs occupations traditionnelles par la lave du volcan. Une autre modernité témoigne de l’organisation sociale, de la richesse des demeures, de leurs décorations élégantes, des boutiques, des symboles sur les maisons, des hangars à bateaux, d’un confort insoupçonné et d’une abondance architecturale laissant émerger les règles de la joie de la vie collective et les pièces réservées à l’intimité. Vulcania découvre les fresques somptueuses et leurs riches couleurs, l’organisation hiérarchique de la cité. Elle s’extasie devant la femme-déesse portant la corne d’abondance souriant à son ami captivé par son aptitude à semer les grains d’éternité, à parsemer la terre des fleurs d’amour captées dans le ciel aux myriades d’étoiles étincelantes. Un modèle enchanté s’offre à ses yeux, évoquant la joie semée dans les relations humaines tissées à chaque rencontre, dans un vertige éblouissant de richesses consenties.

Elle découvre alors ses ancêtres brûlés, tendant leurs bras vers un improbable sauveteur, noircis par la lave et les cendres. Elle descend le chemin qui mène de son village à la baie de Naples, et, méditant assise face à la mer salvatrice, elle pleure la mort et le tragique destin des générations oubliées, enfouies dans le cercueil brûlant de la lave, sans le moindre rituel, sans récit mémoriel, sans fructification de leur patrimoine, parce que le paradis s’était posé au mauvais endroit. Ses sanglots amers rejoindront les fleuves  de larmes de ceux qui perdent des êtres chers, inconscients de l’irruption brutale des flots de malheurs dans leurs vies quotidiennes. Les hommes avides de territoires et de richesses à conquérir en pétrissent le lit et en périssent, méconnaissant la grâce de courir sur les braises incandescentes. Un goût de cendres sur les lèvres et d’acidité sur la langue a transformé sa quête de bonheur exotique, effacé la géométrie euclidienne qui préside aux constructions de maisons et de temples, de tours qui ne rejoindront jamais le ciel.

Sur les conseils d’Italo Calvino, elle réside désormais dans une cabane perchée dans les arbres et arpente le labyrinthe  des forêts en chantant avec les oiseaux, elle a choisi la famille des rouges-gorges si curieux des mœurs humaines.

 

 

Détournement de rôle 

 

Je suis esclave à Rome.

J’ai adopté toutes leurs coutumes, renié ma religion, appris le grec et le latin, changé mon nom, ma profession. J’étais prêtre, je suis devenu historien, pour sauver la mémoire de mon peuple ostracisé. Je les sers en toutes circonstances, je m’incline, je travaille, et je mange à ma faim. Physiquement, j’exerce mes muscles, mais je ne vais pas jusqu’à combattre dans leurs cirques. Intellectuellement, je progresse dans toutes les dimensions, j’écris dans leur langue, je traduis, j’observe leur civilisation. La civilisation de l’ubris, du vol, du profit, de la confiscation du bassin méditerranéen, de la mise au pas de la rondeur de la terre avec le théorème de Pythagore et des angles droits qui limitent en parcelles alignées l’extension des villes, reflet d’une société organisée hiérarchisée entre brutalité et privilèges des jeux du pouvoir. À ce prix, les progrès dans les transports, l’acheminement de l’eau, l’évacuation des déchets, les armes et stratégies nouvelles de conquêtes, le travail des esclaves et affranchis, les échanges commerciaux augmentent nos richesses.

Je cultive l’hypocrisie pour acquérir des droits, redevenir un homme libre, dénoncer les mensonges et les falsifications de l’histoire de mon peuple et de sa civilisation, mon peuple qualifié de lépreux. En lisant entre les lignes, vous découvrirez que ce peuple esclavagisé est capable de jouer avec les mots, les rites, l’intelligence et les émotions, pour conserver sa mémoire, se souvenir du rien, dans le désert. En renonçant à ma culture, je suis devenu un autre moi-même, parvenant au statut de roi des histoires de l’humanité, des récits de voyage, des contes initiatiques. 

Ces textes s’animent de poésie, des transmissions des histoires de vie, des drames et des mythes issus de souvenirs lointains, ils s’entremêlent avec les gestes quotidiens, prouvant les capacités inouïes des vaincus à se faufiler dans le tressage des civilisations, pour témoigner que l’écriture en est le lit. Passer de mon statut d’élite à celui d’esclave, puis d’historien, a fait de moi un homme augmenté, au sens de valeurs qui élèvent l’âme et l’esprit, sans recours aux technologies de l’intelligence artificielle qui puisent leurs idéologies dans les vallées de la tech californienne et sa théorie binaire behavioriste, action, réaction. Les mécanismes dévoilés de la récompense dont sont friands nos cerveaux encore immatures aboliront toutes les limites, les frontières, les récits humains  chronologiques, là où les esclaves auront perdu la conscience de leurs esclavages, les humains leurs capacités de résistance, puisque les rôles ne seront plus des jeux.

Le rôle du moustique

 

Entrez dans ma maison

De vivre il y fait bon

Le feu brûle dans la cheminée

Vous y pourrez travailler

 

Sans contraintes ni obligations

Et vous livrer à vos innovations

Dans vos romans, tous excellents

Les personnages miment leurs sentiments.

 

Votre éthique dans le secret de la main

Doux et gentil, à genoux parfois

Les lignes du cahier traçant la loi

Vigilance, prudence, avoir l’air de rien…

 

Ce n’est qu’un tic, un moustique

Qui signe son passage assourdissant

De son rôle véridique quand il pique,

Un moustique ça trompe énormément.

 

Françoise W.

Autoportrait sur mon lit de mort

J’étais un lac de pleurs après ma naissance, juillet finissant. Je connaissais déjà la mémoire des saisons  vers leur fuite ultime.

J’étais où avant ? Dans la tête de mon père s’évadant du train pour échapper au régime nazi. Dans la tête de ma mère à bicyclette, chargée des messages et de la nourriture pour les résistants cachés dans les souterrains. Des matrices sombres.

J’étais si gentille à cinq ans, de nature aidante, pour adoucir le quotidien de tous. Au bonheur de la manivelle écrasant les grains de café a succédé le crissement de la plume sur les lignes du cahier. Le liquide noir infusait, le bleu s’égarait parfois en taches, comme autant de petits ruisseaux offerts à l’art abstrait. Sale, écrivait la maîtresse, en marge.

À quinze ans, cheveux au vent et yeux rieurs, le Cher offrait à mes mains des ondulations créatrices que je perturbais, imitant les sillons écumants du pédalo qui s’essoufflait de ma paresse, abandonnée à la caresse des éléments.

C’est moi, pinceaux et pigments étalés sur la palette de mon âme, le bleu se frayant de larges flaques pour distraire le jaune de son incroyable optimisme. Les rêves de la nuit voyagent en couleur, livrant un dernier combat avec l’ombre de la mort.

 

Émeraude, une saison  impressioniste

 

Je suis entrée dans l’émeraude par la fenêtre de tes yeux.

Je l’ai traversée au printemps. C’était le temps des voix nouvelles expérimentant la rencontre avec l’inconnu. Je suis entrée dans la toile, guidée par les couleurs déposées par vagues successives.

Les bourgeons éclatent à bas bruit, troublant à peine le silence des cocons endormis. Comme des sons étincelants, des robes éblouissantes jaillissent des berceaux de velours. La forêt verdoyante s’enrichit d’imiter les tendres herbes s’élançant vers le ciel, balancées aux souffles des vents qui cherchent leur verticalité dans leurs spirales mêlées.

Tes mains puisent l’inspiration dans l’eau de vie de la terre.

 

J’ai traversé l’émeraude quand les voix ténues s’émouvaient des offrandes colorées, des sons ensorcelés.

Elles les reçoivent avec modestie pour ne pas effrayer la délicatesse des perles de rosée. Elles gonflent leurs voiles, en soulignent les bordures d’un tremblement étonné. Chacune offre sa beauté sous la pluie ruisselante des regards émerveillés. Et écoute, cristalline, la voix tintinnabulante, entonne le refrain composé pour les myriades d’instruments qui se réveillent.

Dans tes oreilles les cymbales frappent fort pour entamer la symphonie de la vie.

 

J’ai traversé l’émeraude où le pic-vert braconne avec la régularité de l’horloge. Il nettoie les parasites à l’invitation de la benne qui mord dans les bacs à ordures avant de les recracher sur nos trottoirs dans un fracas victorieux de fanfares assourdissantes. L’heure du réveil. Encore un effluve de rêve avant de se lever. Vite, aller caresser les soyeuses pétales, écouter leurs réponses méditatives, les vibrations d’un concert envoûtant célébrant les premiers rayons du soleil.

Sur ta peau les rais lumineux des volets jouent timidement avec l’harmonie de la nature.

 

J’ai traversé l’émeraude, œuvre prodigieuse, ébats et roucoulements, envols pressés et vols piqués, becs voués au transport des matériaux de construction des nids, entrelacés et tissés de mousse odorante. Douces colombes. Un lit verdoyant accueillera le fruit de leurs ébats charnels. La nature invente une audacieuse création, toujours nouvelle quand le printemps s’éveille.

Dans ta mémoire chaque génération augmente le livre de la joyeuse compagnie.

 

J’ai traversé l’émeraude et ses parfums enivrants. Dans le verger, les fruits ont répondu à l’appel du ventre. Ils scellent dans leurs cœurs les pépins et les noyaux de la saison prochaine. Ils racontent à nos palais leurs couleurs chatoyantes, leurs senteurs délicates, leurs nectars extatiques, éveillant des horizons culinaires, des profusions de mets et de jus de raisins qui réjouiront nos repas partagés sous l’ombre protectrice. Au coeur de l’ivresse, ils réveilleront les mythes agraires qui se sont permis d’inventer la bière fermentée offerte gratuitement avant le vin commercialisé.

Dans ton imagination, le Verger s’est enflammé et les déesses fécondent avec ardeur les récits de l’humanité.

 

Oui, j’ai traversé le Verger secret. Là, les âmes entrent dans la danse, écoutent les voix qui escaladent les chemins escarpés de la poésie, les chants de tristesse et de bonheur. Leurs singularités subversives contredisent les discours convenus et servent d’abondance l’intériorité frémissante de nos musiques secrètes. Comme une fleur de vie, à côté, juste à côté, une autre fleur de vie, si singulière, explore la rencontre avec l’autre.

Dans tes yeux, le Verger émeraude invite au dialogue des voix, entre raison et poésie.

 

 

Naissance du sentiment langagier dans les vagues des émotions corporelles

 

Mon corps ondule en rampant sur le sol rugueux, j’ai mal aux mains, je pleure. Je glisse et tombe, ma tête cogne les motifs colorés du carrelage, je hurle. Un doux corps féminin m’enveloppe et me console, je retrouve des sensations oubliées. J’ai connu l’apesanteur, la danse aquatique, la respiration du poisson, la nourriture à volonté. Des vagues de contractions m’ont expulsée de ce monde sécurisé dans un déferlement d’énergies impossibles à maîtriser, me conduisant vers un monde inconnu, je suis le flot qui alterne moments calmes et oppressions brutales. Je glisse encore, et ma tête, puis mon corps entier, atterrissent entre des mains expertes. Une lumière éblouissante, des voix inconnues, un ventre accueillant, m’enveloppent de sensations nouvelles. Je suis séparée du fleuve nourricier, et je prends mon destin en main, je suffoque par manque d’air, j’inspire et mes poumons se déplient comme une voile gonflée par le vent, et je crie comme si, déjà, je passais la ligne d’arrivée de mon premier tour du monde en bateau.

Désormais, je veux avancer dans ce grand mystère que je pressens, je ne réfléchis pas encore, je fonce sur les obstacles, je secoue les barrières pour qu’elles cèdent à mon désir de conquête. Je chute, me relève, je crie et me fonds dans les visages désolés que j’apprends à imiter. Je participe aux éclats de rires, de joies, d’étonnements, de colères, les émotions se teintent de sentiments. Je veux m’élever, marcher seule, toucher tout ce qui m’entoure, et si possible dévorer ce monde qui se dévoile, entre câlins et orages de solitude. Un corps nouveau se dessine, un corps de langage, les mots déferlent dans ma tête. Je cherche des mots introuvables dans ma gorge et je balbutie de plaisir. Mes sons incertains provoquent l’émerveillement alentour. « Elle a dit papa, non elle a dit maman. » J’entends leurs contradictions, leurs désirs de possession. Ils ont réduit ma poésie corporelle à leur égo. J’ai compris le pouvoir des mots, le déferlement d’émotions planant sur les sentiments, la contrariété émanant des mots mal compris. Pour leur faire plaisir, je vais faire des progrès, devenir précise, écrire sur les lignes, éviter les ratures, apprendre à enchanter le langage au risque  des métaphores subversives.

J’étais toute offrande, puisant dans mon petit cœur d’amour battant tambour les alphabets circulant dans mes veines et artères comme dans les rencontres des peuples de la terre. L’encre de mes veines tremblantes dépose depuis des phrases ponctuées de sentiments maladroits, traçant des sillons de blessures, des images étonnantes de beauté, esquissant un décor émotionnel à la rencontre des amis lecteurs, puisque la littérature émane de nos douleurs, transgressions et restaurations de nos histoires de vie. L’écriture est ma deuxième naissance, une architecture du corps informé par une langue intemporelle.

 

 

Souvenirs impressionnistes, ma madeleine de Proust dans le voyage en train

 

Depuis toujours, les voyages en train me procurent d’étranges sensations de liberté et de sérénité. Les paysages, les aventures, les saisons, les rencontres, défilent et déroulent une autre réalité, plus colorée, plus vivante, à la fois légère et pleine. Les heures égrainent un tapis roulant où je glisse comme dans un autre monde, presqu’irréel, rassurant, somptueux lorsque se dévoilent des arrivées comme à Venise, un matin à neuf heures, après une soirée et une nuit, partagées avec de charmantes voyageuses, des contrôleurs aux petits soins qui nous confisquent nos documents de voyage et nous enferment dans le compartiment pour éviter les brigands qui grimpent à Turin pour voler les voyageuses. Lors de mon voyage à Madrid, juste après les attentats, la présence des policiers circulant avec leurs armes bien en vue dans les wagons me rassura, bien que ce fusse la première fois que j’assistais à un tel spectacle. La température de 42 degrés ne m’indisposa nullement, d’autant que je passais mon temps dans les musées climatisés, et les sensations éprouvées devant les tableaux, ceux de Goya et ceux de l’exposition des bleus de Klein me plongèrent dans un état extatique. Plus proche, lors de mes voyages à Paris pour mes études ou les visites de musée, c’était chaque fois la même excitation joyeuse, même les restes du projet monorail dessinant un paysage insolite me parlaient de tous ces souvenirs et rencontres opportunes. À part quelques retards qui donnent lieu à des partages réjouissants de victuailles, d’anecdotes, de propositions d’entraide, rien ne peut m’arriver de grave lors des voyages en train. Le temps s’écoule avec délices, mon âme se réjouit, mon corps s’apaise et profite d’un temps de repos, mon esprit s’aiguise en reliant des événements, jusqu’à résoudre d’anciennes énigmes.

 

Je repense à ce voyage en Tchécoslovaquie communiste avec mon père et mon frère cadet, sur plusieurs jours car à la frontière il n’y avait plus de train. Les banquettes de troisième classe et la longue attente ne furent pas un obstacle. Pas plus que la découverte des soldats russes à chaque carrefour marchant d’un pas tellement bizarre que je n’aurai pu le concevoir, la petite fille que j’étais les imaginait en marionnettes suivant des oies. Les repas dans les restaurants collectifs où chaque parole, chaque geste, se mesurait avec prudence, m’intriguaient. Ils contrastaient avec les joyeuses retrouvailles familiales et la décoration des œufs, c’était le temps de Pâques, et le rituel amusant dans les collines où les garçons poursuivaient les filles avec des fouets munis de rubans multicolores pour leur demander leurs œufs décorés, un rituel bien implanté. Et le retour en train, plus court mais chargé de cristal de Bohême.

 

Freud détestait les voyages en train, même s’il rêvait d’être un citoyen ayant pour patrie un musée se promenant d’un compartiment à l’autre, mais dont le progrès technique, comme l’instinct bestial dans l’homme, suggère une manifestation du malaise dans la culture. Comme lui, je n’aime pas voyager dans le sens inverse de la marche, pour éviter les vertiges des souvenirs lointains. Le chemin de fer transforme les paysages, les hommes, et transfère bien des angoisses, réminiscences des transports en temps de guerre qui affectèrent les peuples de millions de morts. Le voyage en train provoque les émotions du transfert théorisé par Freud dans sa pratique, pour qui en accepte l’augure. L’attente, le rythme, dénouent les émotions et les liens aux souvenirs entravés par des excitations traumatisantes. Les paysages guérissent les pensées sauvages. Comme moi, Freud arrivait toujours en avance à la gare, car la crainte de rater le train accentuait sa phobie ferroviaire ; les horaires des trains lui sont un casse-tête alors qu’ils sont pour Proust le plus enivrant des romans d’amour. Ils n’avaient pas partagé les mêmes madeleines, mais les angoisses du temps non médiatisées par des personnes suffisamment contenantes et limitantes, des mères probablement dévorantes d’amour.

Le voyage en train est pour moi la rencontre entre une promenade imaginaire et la topographie du paysage de l’âme. Les souvenirs s’y déposent, avant leur dévoilement, quand on sait maîtriser le cavalier, sa monture, et le chariot de bagages inconscients. Alors la joie, le plaisir, la beauté, l’extase où tout respire les parfums de vie, de quelles transmissions invisibles proviennent-elles ? Il est comme une méditation, une carte géographique qui m’imprime dans le paysage, et ma joie avec, son goût de madeleine transféré dans les méandres frontalières. Le bonheur est dans le train et ses ouvertures sur les mondes de la perception si bien décrits par Aldous Huxley, et qu’il s’agit de cadrer comme le réalisateur du film de sa propre vie, en calquant la révolution esthétique, littéraire, cinématographique et psychique, dont les frontières se font floues. Nos paysages intérieurs ont la même plasticité que nos cerveaux. Le paysage vu du train ouvre sur l’inconnu, le souvenir enfoui, le rêve et le fantasme.

Comme une réminiscence d‘Au-delà du principe de plaisir’, les fenêtres où se déroule le paysage offrent le synopsis d’un film de manière éclatée, des morceaux de réalité oubliée se présentent en petits épisodes offrant un surgissement de soi, d’une intériorité qui ne peut s’absorber qu’en petites gorgées éblouissant d’une beauté qui s’effrite pour en subsumer la valeur de mon identité enfin reconnue, multifactorielle, le trajet connu d’avance devenant récit de vie métaphorique. Dans cette perception en éclats se profile, en même temps que s’efface le paysage, la perte et le deuil des souvenirs enfouis, leur subtile renaissance odorante, orientant vers une nostalgie nécessaire et apaisante. La réalité s’insère dans un paysage de vérités conquises lors des interactions de rencontres et de justice sociale, là où les connaissances articulent la parole avec une mise en acte salvatrice, dans un théâtre de senteurs, de saveurs et de loyautés invisibles, mais bien partagées avec l’éloge de la dignité humaine.

 

Comme Proust dans la conclusion de son  immense essai sur la recherche du temps perdu, nous n’hésitons pas, quand, vieillards en fin de vie, nous grimpons sur des échasses hautes comme des clochers pour témoigner de ces objets conscientisés si précieux pour forger les âmes. Le cinéma, la littérature, la poésie, les arts plastiques, les rêves, et leurs fragments de vie, portent les traces d’une révolution esthétique puisée dans le réel qui nous informe, à notre insu, parfois, de la beauté paisible de nos voyages intérieurs. Comme les paysages s’estompant à grande vitesse à travers les vitres du train, l’impressionnisme et ses espaces mouvants de couleurs confondues témoignent des possibilités de transformation des traumatismes figés en expressions vivantes de représentations symboliques, dont Proust fit sa madeleine en ne voyageant que dans sa chambre après avoir scruté les scènes réalistes de sa société.

 

 

 

 

Les ponts que dessinent les mots

 

J’aime les ponts de fils, leur étrange suspension dans les hauteurs, comment ils s’arcboutent avec l’apparente légèreté de leurs fils d’acier, les paysages qu’ils surlignent, leur dessin dans le ciel.

 

J’aime les haubans de celui de Millau, le pont suspendu de Langeais, le pont en verre de Venise, le pont Samuel Becket tournant de Dublin, une harpe en apesanteur, le viaduc de la Ravine des Trois-Bassins sur la route des Tamarins dont l’arc est une métaphore de l’envol des paille-en-queue, le pont de cordes de Jérusalem la nuit et sa passerelle transparente sur les lumières de la ville, sa harpe résonnant avec les cœurs endormis.

 

J’aime les lettres qu’ils cristallisent entre ciel et terre, les temps de passage qu’ils m’inspirent, fière capitaine dans la traversée des épreuves et des émotions qui sidèrent, sans s’attarder sur les découragements. Au nord, les mots s’écrivent en cursive, lettres liées entre pleins et déliés, nul ne peut déroger au sens qu’ils imposent avec leurs homonymes trompeurs. Au sud, les lettres se promènent au fil des lecteurs et interprètes, et listent des envies de sens à tout-va, multiplient les contextes puisés dans le temps et l’espace, et les mots se déchiffrent même en additionnant leurs lettres, en rebondissant sur les synonymes, pour façonner des ponts entre les histoires anciennes et les nouvelles. Il faut les dégager de gangues de religiosités et d’historicités enchâssées, les peler et les décortiquer pour en apercevoir le noyau essentiel, les délivrer de leurs écorces millénaires pour traverser avec eux les ponts empruntés par les différents peuples.

 

Les mots sont des ponts de fils, de tresses, de tissages des fragiles destins humains, ils en esquissent la trame sur laquelle nous déroulons nos fils rouges, nos exaltations et nos limites. Ils construisent des ponts littéraires qui incitent à brutaliser les textes pour qu’ils s’inspirent encore et encore de l’air des temps, des civilisations de l’humanité, avec leurs vérités et leurs mensonges, leurs beautés et leurs laideurs qu’il faut bien réunir dans un carnaval abracadabrantesque dans des rencontres incertaines sous les masques.

 

Marc-Alain Ouaknin dénoue les lettres et les mots de leurs illusions totalitaires, en bouleversant leur ordre implacable et en nous entraînant avec lui dans le verger cosmique, sautant de ponts en ponts, depuis les quatre fleuves antiques que sont le Pshat, sens littéral, le Remez, sens allégorique, le Drash, sens métaphorique, interprétatif, et le Sod, sens secret. L’acronyme PRDS avec ses voyelles forme le mot Pardès ou paradis. Le secret est le mot perdu, celui qui permet d’escalader les ponts, de faire des aller-retours entre ciel et terre pour transformer les étincelles de lumière de la matière brute en cristal ou en or. La terre nous l’apprend en transmutant sans cesse les roches, le visqueux, l’eau, en pierres précieuses et minéraux convoités, un niveau de réalité à relier avec les échanges commerciaux, l’accaparement de l’or et des richesses, et les guerres qui en découlent, détruisant les ponts et les civilisations. Ce qui incite à désacraliser les textes religieux pour humaniser le dialogue et ses médiateurs des alphabets reliant les diverses connaissances.

 

Faudrait-il en déduire que le bien le plus précieux est l’enseignement ?

 

Celui qui conduit les architectes à créer ces formes sublimes en ponts d’arches et de harpes pour relier les hommes ? Et que les flots des quatre fleuves mythiques de la Genèse ne seront jamais assez puissants pour nous prendre dans leurs bras et étreindre l’amour dont les fruits poussent dans l’arbre des connaissances jaillissant de la vie ?