6-10-25
Une errance
Floc ! Il fallait bien tomber quelque part, sur une de ces planètes qui tourbillonnaient entre elles sans jamais se heurter. Le pur hasard choisit la planète Terre. Terre ? Je tombais dans l’eau, une eau tiède, un petit lac du côté de l’Equateur, 37 °, la température qu’il me fallait à ce moment-là. Comment le nommer ? Le lac de la réception ? Un peu prosaïque. Comme rien n’existait encore vraiment, ce fut le lac des espérances. J’y flottais quelque temps. Je m’y reposais, puis appris à en sortir en rampant. Il y avait des animaux de toute sorte, mais aucun fait comme moi, bien que je sois encore à 4 pattes. Il n’y avait aucune raison de bouger et je restais tranquillement à dormir, manger… Je repérais ce qui était bon, j’essayais l’herbe, le lait, les fruits. Le lac des espérances devint le lac des félicités. Les jours passaient et j’observais curieusement que je me transformais. J’appris à marcher et me retrouvais sur deux pattes. Je ne savais ni ne pouvais voler, nager ou sauter de branches en branches. J’appris à mettre un pied devant l’autre, j’appris la lenteur. Il n’y avait toujours personne de semblable à moi.
Un jour, j’ai eu un nouveau sentiment : la curiosité, l’envie d’aller voir au-delà de ces espérances, espérances, oui, mais de quoi ? Je sentis qu’il fallait prendre un des chemins qui se trouvaient là. Mais lequel ? Certains caillouteux, certains bouchés par des épines. Certains dégagés, et même tentants. Les épines m’empêchaient d’avancer, mais la facilité d’une belle route balisée éveillait chez moi une grande méfiance. Un joli petit chemin qui s’élevait au-dessus du lac m’attirait. Je pris donc celui-là, le chemin de l’aube. Les dés étaient jetés. Je me mis à découvrir le monde, des fleurs partout, des oiseaux, des chevreuils. Et puis j’entendis des bruits bizarres, et je rencontrais des animaux bizarres : ils étaient comme moi, à marcher sur deux pattes, mais bien plus grands que moi, et ils se racontaient des choses. Je découvris ceux qu’on appelle humains. Ils s’attroupèrent vite autour de moi, continuant à émettre des sons en me regardant. Un humain à la voix douce fit taire les autres, me prit dans ses bras m’emmena dans ce qui était une maison, comme ils disaient. Comment appeler cet endroit . Le village des bienfaiteurs ? Le village de la bonté, de l’amour, de l’hospitalité, du bonheur ? Rien ne me satisfaisait. Parce que c’était cela, mais aussi de la méchanceté, et du malheur, et de la solitude. Peut-être le village des brumes, des nuages, tout est indéfini comme dans la brume, tout passe comme le nuage.
J’avais quand même trouvé un port et j’y restais longtemps à apprendre l’humaine condition.
Jusqu’au jour où, parti en forêt chercher du bois, j’entendis de nouveau des bruits bizarres, comme des explosions. Je revins en courant ; il n’y avait plus de village. Le village du bonheur devint le village des larmes et c’était la guerre. Le chemin qui s’ouvrait devant moi ne pouvait être que celui de l’exil. Etais-je tombée sur la bonne planète ? Mais j’étais là et la question était vaine. Il fallait avancer. Non, il ne fallait pas, j’aurais pu rebrousser chemin, mais les eaux si délicieuses qui m’avaient un jour accueillie me paraissaient maintenant dénuées de tout attrait. Et existaient-elles encore ? Donc, marcher, marcher. Il fallait une obstination dont je n’avais d’ailleurs aucune conscience.
A la fin de la journée, je découvris devant moi un pont. Celui des soupirs, sûrement. J’allais pourvoir m’asseoir, me reposer, et, bien sûr, enfin soupirer sur mon sort. Etait-ce une bonne idée ? Je m’endormis et me réveillais dans une prairie fleurie, submergée de questions champ fleuri ou jeu des questions ? Mais qu’est-ce que je faisais là ? Prairie des dangers, le ravin de la désespérance n’était pas loin. Je pouvais marcher, marcher, où tout cela menait-il ? Les endroits où je passais se détruisaient eu fur et à mesure. Rien n’avait plus de sens, mais rien n’en avait jamais eu non plus. J’étais venue par hasard et disparaîtrais par hasard…
Je commençais pourtant, au milieu des mes sombres réflexions, à de nouveau entendre des bruits divers, jamais perçus. J’ouvrais les yeux, je n’étais plus dans ce lieu ingrat où je pensais m’être arrêtée, que j’aurais pu appeler la Fontaine tarie, mais je me retrouvais ahurie, en pyjama, au milieu d’une place de marché.
Annick Serci
3 mars 2025
Les mangeurs de pommes de terre, Van Gogh
Il y a la misère, la misère noire, la misère de la vie, où la détresse
enferme chacun dans le mutisme. Où rien ne peut se manifester que le manque. Où la lumière, avare d’elle-même, éclaire à grand-peine des visages fermés. Où l’on sent que tout essai d’interrogation, d’échange (regardez les deux personnages de face) est voué à l’échec. La mère le sait bien, qui, à son âge, ne regarde plus personne, qui ne mange même plus, ou à peine, pour survivre, et sert à sa famille une mauvaise chicorée. Ils sont tous amaigris, le repas devrait être un moment de détente, au contraire, c’est un moment d’anxiété, de résignation, de perte d’espoir. L’un des personnages, la jeune femme, esquisse une interrogation. Mais non, ce sera toujours comme ça. Personne ne la regarde, il n’y a pas de réponse. Il est déjà surhumain de se maintenir en vie. Un instinct, sans doute, même pas une volonté, une fatalité inéluctable plutôt. Ce sera toujours comme ça. Ils ne feront rien pour mourir plus tôt que leur terme. Ils ne pensent sûrement pas qu’un suicide est possible. Le suicide, c’est pour les gens riches. Eux, ils ne pensent plus rien. Jour après jour, ils vivent ainsi. Il n’y a même plus de désespoir, le désespoir n’est là que quand il y a imagination d’autre chose. Un jour qu’ils ne choisiront pas, ils mourront, c’est ainsi que tout finit. Ils ne changeront rien, ils ne sont pas loin de la nuit.
Et pourtant, il y a là une petite fille. C’est elle l’interrogation du tableau,
l'interrogation de leur misère. Elle est de dos, elle est trop jeune, il faut attendre
encore un peu qu’elle grandisse. A travers ces ténèbres, arrivera-t-elle à se choisir
un avenir ? Où seulement à en vivre un ? Elle n’a pour toute richesse que son enfance,
à la fois force et fragilité. Les palais et les cathédrales lui donneront-elle de la volonté
contre son destin ? Ou bien l’écraseront- ils ?
On est dans la longue nuit du nord, Et un Cri est poussé. L’emblème du cri qui
anéantit d’angoisse la terre entière, qui interdit tout espoir. Un cri définitif.
Mais de cet avenir, il y a peut-être l’amour qui submerge, qui prend tout, qui
illumine la vie, lui donne couleur et reflets dorés. Mais sera-t-il lui aussi assez fort ?
L’amour, plus passager que la misère, souvent… Mais quelquefois qui fait des miracles ?
L’amour dans lequel on veut croire et qui pourtant est si rare ? L’amour, une illusion.
Souvent, mais, pas toujours…
L’amour après lequel on se retrouve souvent implorante et plus misérable
qu’avant, mais pas toujours…
L’amour, capitale de la douleur, mais pas toujours…
OÙ que l’on soit au bord du gouffre, est-il possible d’attendre la naissance du
jour ?
Février 2025
L’art, c’est tout… Mais encore….
L’art ne faisait, enfant, pas partie de ma vie. C’était un surplus inutile, tellement inutile qu’inconnu. Chez moi, on s’occupait des vrais problèmes, ceux de la vie réelle. La « vie réelle » me laissait songeuse, c’était donc ça, la « vraie » vie ? Pourquoi, dans une maison sans livres, me suis-je mise à lire passionnément ? Sans doute, pour voir comment était la vie des autres.
Et puis, en grandissant, et puisqu’il fallait me donner quand même une bonne éducation, je fus inscrite aux Jeunesses Musicales. La musique s’ajouta à la lecture. D’autant que, par chance, les adolescents entraient dans l’ère des premiers Teppaz…
Puis, au lycée, j’apprenais d’autres civilisations que la nôtre. Cela entraîna les premières visites au Louvre.
L’art était entré dans ma vie et me montrait le monde… Le vrai monde ? Qu’est-ce qui est vrai dans un coin de campagne : la vision du botaniste, le labeur de l’agriculteur, le plaisir du promeneur ? Ma vie s’agrandit sérieusement.
Les années ont passé, et l’art a continué à élargir ma vie, à m’aider à lui trouver un sens aussi, puisqu’il faut bien que mon passage ici-bas soit signe de quelque chose que seule je peux trouver… ou tout du moins chercher.
Maintenant, l’art m’accompagne quotidiennement sans que je m’en sois réellement aperçue. Je ne vais pas bien, ce matin ? Les Roses d’Othoniel me feront cadeau de l’énergie de ma journée. Une réalité trop pénible ? Le bateau d’Alechinsky, qui au loin déroule sa fumée, m’emmène sur l’infini des océans. Et pour traverser l’obscurité et la cruauté de notre temps actuel, l’Homme qui marche de Giacometti me transmet sa détermination, sa volonté, sa ténacité. Beethoven n’est jamais très loin non plus.
Que serais-je sans eux pour tisser ma vie, telle la Dentellière ?
nov 2024
La belle saison
A la belle saison, j’ai pris mes valises et j’ai choisi un nouveau lieu pour les poser. J’ai quitté la ville de ma vie qui m’avait donné tous ses trésors, à travers livres, vie et balades.
A la belle saison, j’ai voulu connaître l’autre côté du monde et écouter son chant, le côté des forêts et des rivières, des prés et des étangs.
A la belle saison, je me suis assise et j’ai regardé ma maison. Au fil des ans, je l’ai construite, de masure elle est devenue château. Je regarde portes et fenêtres ; selon les jours, selon mon humeur, j’en ouvre certaines, en ferme d’autres. Il m’arrive aussi de les claquer ou de les laisser entrouvertes.
A la belle saison, je me suis assise et j’ai regardé mon jardin. D’un désert aride et de quelques cailloux, j’ai cultivé une oasis, où arrosés de pleurs et de pluies, poussent fleurs et fruits, prunes et roses.
A la belle saison, j’ai du temps pour les enfants, j’ai du temps pour mon stylo, j’ai du temps pour mon piano, j’ai du temps pour mes rêveries.
A la belle saison, j’ai du temps pour m’approprier des mots que Virginia Woolf nous offre : «Mon bonheur est un couronnement. J’y pensais ce matin, alors que j’étais couchée, éveillée, calme et comblée comme si j’avais franchi les tourbillons du monde pour pénétrer dans une zone de calme d’un bleu profond où l’on pouvait vivre les yeux grands ouverts, au delà du mal, armé contre toute surprise. Jamais encore, de toute ma vie, je n’avais éprouvé ce sentiment, mais il m’est revenu plusieurs fois depuis que je l’ai découvert, avec l’impression de franchir un seuil et de rejeter un manteau.»
A la belle saison, je peux contempler les autres saisons, l’énergie du printemps, l’épanouissement de l’été, la poésie de l’automne, le feu de l’hiver.
A la belle saison, j’ai rencontré une autre vie, et je me suis agrandie. A la belle saison, je continue mon chemin.
T’as d’beaux yeux, tu sais....
C’est tout ce que vous me dites ? Comme tout le monde ?
Vous auriez pu trouver des phrases plus girondes.
Amoureux : Je ne veux qu’aimer tes yeux, ne regarder qu’eux....
Lyrique : Je salue la beauté des yeux de ma Dulcinée.
Respectueux : Devant tes yeux, je m’agenouille.
Admiratif : Léonard a peint un sourire
Et moi, je peindrai ton regard
Inquiet : Avec ces yeux-là, peux-t-on sortir le soir ?
Mystique : Pour avoir ces yeux-ci
Ta mère a dû trop prier la Vierge Marie.
Amical : Jolis yeux dans ta belle frimousse.
Familier : Avec ce genre de mirettes
Pas de problèmes pour la nénette.
Rustique : Té, ça, des vrais yeux d’fillette
J’donnerai cher pour en avoir une paire bleuette.
Dépassé : Ben vrai, des yeux comme ça, c’est pas possible !
Botanique : Je me souviendrai toujours de la couleur des myosotis.
Clairvoyant : Avec ces yeux-là, tu ferais pas du cinéma ?
Mercantile : Avec ces yeux-là, chez un photographe, tu as fortune faite.
Elle aurait pu dire tout cela. Elle répondit seulement : Embrassez-moi.
Rideau
2023
La cuiller, la cuillère
Elle est comme la clé, deux orthographes et de multiples usages.
Elle est douce, elle est lisse, elle est un peu ronde. Elle a grandi avec moi. En plastique, en inox, en argent, c’est selon. A café ou à soupe, elle m’a nourrie de bouillies, de veloutés, de sauce bolognaise, de compotes, de crème fouettée. On me l’a donnée quelque temps. Un jour, je l’ai prise, j’étais devenue une grande fille.
Elle transporte des histoires de famille : la cuillère de l’arrière-grand-mère, la dernière du service en argent depuis longtemps dispersé, unique vestige révéré. Ou bien celle de bébé que l’on a gardée parce qu’elle était mordillée. Et encore la grande que l’on avait prise pour les châteaux de sable, le jour où la pelle avait été égarée, et qui, depuis, se range dans les affaires de plage.
Elle a connu son heure médicale : s’y sont attachés des souvenirs de potions amères, de sirop contre la toux. Elle a servi au docteur appelé en urgence pour l’angine de la petite, pour abaisser la langue et permettre ainsi l’observation des fonds de gorge. Maintenant le docteur ne vient plus à la maison et il s’est équipé à son cabinet. Elle s’est aussi agrandi démesurément pour aller chercher les bébés qui voulaient rester au chaud dans leur maman. Mais là, elles ont changé de nom, les grandes cuillères ont été baptisées «forceps», on dirait une torture. Bref, oublions tout cela.
Elle a encore d’autres usages, beaucoup plus joyeux : elle peut servir d’instrument de musique, battre la mesure sur la table, marquer le rythme du tambour, tressauter sur la planche à laver ....
Mais, de tout cela, je la préfère dans son rôle de cuillère à dessert.
juin 2024
J'ai pas les mots
Les plaisirs, les douleurs
Les émotions, les pleurs
Il faut longtemps chercher
Avant de les raconter
On ne vit que de mots-télé
De mots-journaux ou de publicité
C'est ça la communication
Pour le reste pas de modèle
Et difficile est l'expression
Lire dans les livres, soir après soir
Pouvoir se dire : ça, c'est pour moi
Et ça, c'est pas tout à fait ça.
Il y a des mots qui aident à trouver
C'est de ceux-là dont il faut s'occuper
Parce que notre émotion, notre chagrin
Notre rire et notre bonheur
Nous sommes uniques à les porter
Et à vouloir les partager
Toujours en-deçà de notre vouloir
Il faut, en quelque sorte, traverser le miroir.
Et quand les mots enfin arrivent
Fruits de veillées, de silence, de nuits blanches
Et quand les mots enfin délivrent
Et donnent à notre vie sa raison de vivre
L'âme plus légère et les yeux pétillants,
Nous dansons et dansons
Et fêtons les dimanches.
La Dentelière
Elle est là, juste là. Entièrement présente et entièrement ailleurs.
Ailleurs de quoi ? Du monde, de ses aléas, de ses diversions, de ses divertissements.
Elle ne nous regarde pas, penchée sur quoi ? Un tissu, un coussin ?
Quelque chose que nous ne voyons pas d’emblée, et pourtant...
Elle s’est levée le matin, s’est soigneusement habillée, coiffée,
que rien ne vienne la gêner, la distraire pendant ce qui est son travail.
Et elle s’est assise à sa table où tout est positionné à l’endroit exact, à l’exacte mesure.
Autour d’elle, pas de décors, rien d’inutile. Pas de bruit non plus, pas de machine.
Et moi, qui viens du tumulte, qui me trouve maintenant
dans cette presque silencieuse salle du Louvre,
je la regarde, je la contemple, fascinée.
Elle m’apaise, plus que cela, elle me recentre.
Je ne vois pas son visage, je suis son regard.
Nous sommes seules, elle et moi, et dans ce long face à face,
je m’aperçois qu’elle se tient dans un léger flouté.
Ce n’est pas elle le centre du tableau, c’est ce fil ténu tendu entre ses mains,
ce fil, seule netteté du tableau, le centre de son attention, de sa concentration à elle.
Ce qui est le plus important, ce fil qui va devenir dentelle, et qui va embellir notre univers.
Sa création, sa présence au monde.
Et malgré ce qui devrait fortement marquer l’époque dans laquelle elle vit : sa coiffure, son vêtement,
elle devient intemporelle.
Elle est dans une attitude de modestie rare,
dans un vêtement noble sans doute, dont la couleur recherchée est signature du peintre,
elle est le soleil du monde,
en tout cas mon soleil.
Les couleurs
Un couturier allait chercher
Dans le jardin Majorelle
Les couleurs, les tons, les veloutés
Qui rendront les femmes plus belles
Dans mon jardin, dans mon domaine
Les couleurs dansent dans le vent
S’opposent, s’allient et s’aiment
Rageuses et colériques, ou bien sereinement
Bleu clair ou bleu marine
Rêverie divine ou sombre orage
Douceur de l’aubergine
Rouge d’une soudaine rage
Le vert, espérance du printemps renaissant
Le jaune, soleil voilé ou rayonnant
Le peintre aux aguets aiguise son oeil
Au bleu de la glycine lové dans le bronze des feuilles
Mes yeux aussi ont leur humeur
Et chaque jour cherche sa couleur
La rose rose ouverte aux heures matinales
La blanche marguerite fanée à la tombée vespérale
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