Le jour comme un fruit rond
Le détenu s’éveille au son du muezzin. L’appel à la prière, retentit comme une injonction. Mais il ne ressent aucune obligation d’obéissance. Il ne prie pas ce Dieu, ni aucun autre d’ailleurs. La voix diffusée par le haut-parleur glisse sur son ombre que l’apparition du soleil par la lucarne de sa geôle, dessine sur le mur gris. Le contour de l’homme est flouté par diverses inscriptions, tags, ou tâches maculant les murs. Près du lit rudimentaire, une table, une chaise. C’est là qu’il se dirige dès l’aube, qu’il s’assoit et écrit. Il note ses pensées, pensées d’amour envers ses proches, mais aussi réflexions philosophiques, sociétales, analyse de ce monde où l’indépendance d’esprit est condamnable.
Son corps âgé, fatigué se déplace lentement, ses gestes sont ralentis par les conditions de détention, mais il sourit, sa pensée bouillonne, les images se convoquent en lui, le dialogue peut s’engager entre la feuille de papier et lui.
A chaque lever du jour, avant de saisir son stylo, il prend entre ses mains, la grenade posée sur la table. Fruit des enfers dans la légende grecque, symbole de bonne fortune en Arménie, elle est aussi représentation de la perfection divine chez les chrétiens ou emblème de lutte contre la haine et l’envie chez les musulmans. Il en a goûté la première graine, il y a 327 jours, première journée de son incarcération. C’est un présent de l’avocat local venu lui rendre visite. Qu’elle ironie dans ce contexte, alors que la raison de sa détention ne lui est toujours pas communiquée. Ce fruit rond comme une pêche, à la peau lisse et ferme, il le tient entre ses mains tel un calice. Avec le temps, la peau s’est desséchée, le rouge éclatant a pali, comme lui, qui n’a pas pris le soleil depuis des mois. Entre ses mains il laisse le fruit s’entrouvrir, dévoilant ses centaines de petites graines encapsulées dans leurs loges. Une fois cueilli, ce fruit ne muri plus, mais la chair s’est asséchée, les arilles charnues et translucides ne sont plus désaltérants. S’il n’avait pas tant d’humour, il n’aurait pas conservé cette grenade pour l’effeuiller chaque jour de l’une de ses graines. Mais c’est ainsi qu’il compte les jours passants, ainsi qu’il commence chaque matinée, armé d’une grenade fruit, dont il dissèque peu à peu l’intérieur. C’est la trois-cent-vingt-septième graine qu’il en retire. Un jeu, un pied de nez à ses tortionnaires. Et chaque graine, il l’écrase sur une feuille, en un dessin rouge marron esquissant un homme lisant face à des armes crachant des graines.
Il peut alors se saisir de son crayon et vivre par les mots.
Quand l’appel à la prière retentit à nouveau, il sort lentement de cette exaltation littéraire qui lui tient lieu de colonne vertébrale. Il se redresse pour prendre des mains de son gardien, un repas inodore, incolore ou presque.
La nourriture a l’odeur de la répression, le goût du sang. Elle n’est pas là pour rasséréner, ni pour donner plaisir.
Il enroule sa fourchette dans un univers tout autre, déploie des saveurs orientales retrouvées au fond de sa mémoire, goûtées dans sa famille de cœur. Il est d’ici et d’ailleurs, il est ici et là-bas. De chaque côté de la Méditerranée, il a rencontré la vie et la mort, la liberté de pensée et l’endoctrinement. Il s’est forgé une foi, celle du combat pour la libre expression.
Il savait qu’en revenant ici, il serait emprisonné. Il devait pourtant le faire, au nom de la liberté, celle de vivre chez lui, celle de promouvoir sa croyance en l’homme. Cette foi demeure en lui, elle circule en chacune de ses veines, elle tourne dans son cœur, elle se diffuse dans son cerveau.
La luminosité évolue doucement. Dans un instant le silence sera de nouveau perturbé par l’appel à la prière. C’est l’heure où le changement de lumière, rappelle son esprit vers d’autres cieux, l’instant où il passe les frontières pour apporter à son intellect d’autres sensations, d’autres accents, d’autres mots.
Bien souvent, lui revient cette chanson de Serge Reggiani, « Le temps qui passe ». Il chantonne alors dans sa gorge :
« Combien de temps…
Combien de temps encore,
Des années, des jours, des heures, combien ?
Quand j’y pense mon cœur bat si fort…
Mon pays c’est la vie.
Combien de temps….
Combien ? »
Son regard devient plus lointain encore, son pays tant aimé, ses pays adorés, car il se sait constitué de multiples influences, il aime l’un et l’autre, il sait sa place dans l’un et l’autre.
Au crépuscule, il s’allonge, pour reposer son dos et fermer ses paupières sur ses rêves. Il est là enfermé dans ce carré gris, absent du monde pour lequel il se bat, dans lequel il croit, l’humanité, la liberté d’être et de penser.
Quand retentit la cinquième prière depuis le minaret, il ne l’entend pas. Sa force de pensée l’a emmenée vers ses chemins intimes que nul ne peut lui prendre. Il dort dans une infinie patience.
Demain tout sera pareil, sauf la grenade qui perdra un nouveau grain, sauf le dessin qui sera un peu plus rouge.
Un arbre raconte son temps circulaire et son temps linéaire
Quelle nuit ! Cette tempête m’a couché. Ou presque… J’ai la cime dénudée et mes branches maitresses font de drôles d’angles. Je vous en prie, buissons et arbustes environnants, mes amis de toujours, soutenez-moi ce matin, devenez mes tuteurs le temps de soigner ma plaie, de cautériser ma sève.
Dans ma jeunesse, lorsque le vent se fâchait ainsi, il m’emportait des ramilles, mais mes charpentières tenaient bon. Elles tremblaient parfois, frémissaient dans l’air, et résistaient. Mais mes ramures ont vieilli, c’est évident. Il faut reconnaitre que depuis tant d’années que nous jouons ensemble, nous tous en cette futaie, balançant nos branches pour y cueillir la parade amoureuse d’oiseaux, rivalisant dans nos couleurs, la douceur de nos feuilles, la souplesse de nos attaches, le ballet des saisons a tourné et retourné. Cent ans peut-être, que je suis là, chêne ancré en pleine garrigue, sans crainte de la soif, et supportant les gelées.
Cent ans et je sens la fin venir… Je me revois si petit, émergeant d’un gland balancé là. Vous m’avez apporté l’ombre qu’il me fallait pour grandir, puis je vous ai dépassé, j’avais la tête dans les nuages et je vous protégeais de la pluie.
Je voudrais tenir encore quelques saisons, mais il me faudrait affronter cet automne pour cela. Cette période m’effraie un peu plus chaque année. Je sens mes feuilles se détacher, je les vois s’envoler et laisser les tiges nues. Mes forces refluent, je le vis au plus profond de mes racines. Lorsque mes feuilles perdues crissent sous les pas des bipèdes ou quadripèdes, je ne goûte plus leurs exclamations d’enchantement bucolique, je voudrais qu’ils touchent mon tronc pour raviver mes forces.
Aujourd’hui je préfère l’hiver à cette période automnale, c’est la saison de mon âge. Tout y est ralenti, mes nombreuses couches de pousses successives forment un chaud manteau dont la couverture m’isole du froid et m’accompagne dans ma sieste.
Pourtant j’aimerais revoir le printemps encore une fois. Voir le retour de la lumière, réentendre le chant des oiseaux, les bruissements de la course des animaux. Sentir à nouveau les bourgeons et les jeunes pousses s’épanouir. Mais pour y parvenir il me faudrait cicatriser de cette plaie béante.
Ma plus belle branche est à terre. Je ne me croyais pas si fragile. Mes racines sont larges et profondes mais elles ne m’apportent plus autant de nutriments. Elles se dessèchent ou bien est-ce moi qui n’assimile plus ?
J’ai vécu cent fois la naissance printanière, l’épanouissement de l’été, le ralentissement de l’automne, et l’hibernation hivernale. Cent fois les mêmes évènements, faisant de moi cet arbre majestueux, cent cercles de vie.
Ecoutez ! Le vent revient. Il enfle et me dévore, mais je suis prêt pour cette autre vie que me donnera la scierie.
Joëlle nov 25
L’ETERNEL RETOUR
J’ai 10 ans. Aujourd’hui comme demain je suis assise en classe, en fond de classe. Je vois les crânes de mes camarades, cheveux blonds, bruns, roux. La maitresse s’agite au tableau, la craie grince entre ses doigts. Je m’ennuie. L’encre sèche sur mon cahier, mon exercice est fait, j’attends. J’attends que les têtes se relèvent, qu’un bruit de fond revienne, que la voix crispante de madame Hélène s’élève. J’attends la cloche, la sonnerie, la récré, la sortie. Alors je regarde autour de moi, la classe vitrée donne sur quelques arbres, où se nichent des mésanges. J’admire leur envol, je les poursuis du regard, je m’élève avec elles, je franchi les murs. Mais madame Hélène ne laisse personne échapper à son enseignement fastidieux « allons tête de linotte, ce n’est pas ainsi que l’on apprend ».
J’ai 30 ans, les bancs de l’école se sont éloignés, les souvenirs désagréables sont stockés au fond de l’hippocampe. Pink Floyd et sa chanson « Another brick in the wall » résonne toujours en moi, mais ma colère contre l’inanité des contenus enseignés a su trouver un exutoire dans la recherche. Je suis une brique dans le mur de la connaissance et de la lutte contre l’oppression et le conformisme. Je savoure le plaisir de savoir pour comprendre, savoir pour analyser, savoir pour partager. Je suis à nouveau en cours, par choix, pour exercer autrement, pour vivre différemment. Le choix de ces travaux ne tient qu’à moi. L’envol est en moi, j’abats les murs des classes, j’ouvre toutes les portes, j’apprends.
J’ai 70 ans, je veux prendre le temps d’approfondir, de connecter les connaissances diffuses qui se sont glissées dans tout mon être et dont j’essaie d’extraire une âme. Je n’irai plus vers de nouvelles académies, mais je partagerai avec ceux qui le voudront tous ces savoirs pelotonnés en moi. Je les digère, je les projette, je les distille, je les donne.
CARTOGRAPHIE INTERIEURE : VOYAGE AU CŒUR DE SOI
Ses pas l’ont menée là, sans quête personnelle consciente. L’attrait de l’immensité, sous un ciel bleu. Trop bleu pour sentir l’hiver de son cœur, trop bleu pour épouser le rythme du temps, trop bleu pour se rappeler que c’est Noël ailleurs et qu’elle a choisi ce lieu pour passer ce temps, pour récuser toute sensation de froid, tout souffle de vent autour d’elle et en elle.
Elle a choisi ce voyage pour vivre dans cet univers statique, irradié le jour par un soleil brulant, surplombé d’une voûte étincelante la nuit.
Elle n’a rien appréhendé des émotions qu’elle vivrait dans cet univers incroyable.
Pourtant, déjà, elle ressent la sensation d’un détachement de sa réalité, d’un éloignement de ses préoccupations habituelles, matérielles bien souvent.
Au sein du désert du Hoggart, elle marche, blanchie par la chaleur, lavée par un paysage originel, qui lui semble la décrasser.
Le sable jaune forme une pellicule sèche sous ses pieds, et lorsqu’elle retire ses chaussures elle se complait à le farfouiller de ses orteils. Il est doux au toucher, et s’accroche à la sueur dégagée, dessinant des ridules dorées sur la peau veinée, carte peinte de la suite de son cheminement, glissement de grains s’affinant au fil de ses gestes au cours de la soirée.
Les roches volcaniques, métamorphiques s’élèvent tout autour d’elle. Durant les longues marches elle s’emplit du silence de la terre, et retrouve en elle l’envie de l’aventure, de l’ouverture. La sécheresse des lieux rend chaque respiration palpable, la soif des êtres oblige au partage de l’eau, du thé.
C’est à l’ombre d’une cahute, un simple mur de torchis, que lui est revenue la force d’affronter une routine aimable, de libérer et générer des émotions, de réorienter sa vie peut-être.
Elle est subjuguée par la force de cette femme, découverte au cœur d’un territoire de rien, petite vie imperceptible dans l’environnement sévère, petite femme dénuée de tout bien matériel, offrant sa natte tressée de feuilles de palmier dattier pour s’assoir, son mur pour s’abriter de l’astre rayonnant, et sa théière en métal argenté où l’eau bout à petits bouillons.
Le partage ne peut être de mots, mais son sourire vaillant enveloppe d’un regard amusé ces randonneurs qui tentent de ramener sous eux leurs jambes, afin de ne pas encombrer le seuil de son gite.
L’hôte offre dans son geste de partage, la transmission d’un rite, d’une cérémonie à travers ce verre de thé, elle rassasie l’autre, lui offre la vie, vie si vite perdue dans ce paysage déshydratant.
Notre randonneuse est exaltée par la rencontre, la puissance de ce don, de ce partage. La question du tout et du rien, avoir tout et vouloir encore, n’avoir rien et tout donner. Elle ne sait que faire de ce ressenti, il lui faudra bien revenir à son propre tout, mais elle empoche cette expérience comme une ressource à sa fatigue viscérale.
Aux portes du désert, un olivier s’épanouit, incongru dans ce paysage rocheux, mais ouvrant déjà la porte à la douceur des ressentis, à l’apaisement de son embrasement intérieur. Il est comme un symbole, celui de la vie au milieu de son cataclysme interne.
Dans sa peau frémit encore les sons inaudibles émis par ces êtres du désert, quand le voyage la ramène au port. Au port mais peut-être pas à bon port. Le tumulte de la ville l’effraie, les bruits l’assourdissent, la cohue l’exaspère. Pourquoi, vers quoi tant de hâte ? Poursuite d’un temps sitôt perdu, hâte d’une plénitude qui ne peut l’envahir là.
Le voyage doit se poursuivre pour prolonger le renouveau, pour offrir aux germes ensablés de son âme une terre d’éveil.
C’est auprès d’une cascade qu’elle comprendra ses désirs paradoxaux dans l’écoulement de sa vie. Le glissement de l’eau sur sa peau, le tintement des gouttes sur les roches environnantes sont une longue chanson à son oreille. Revenue à la source, elle n’a plus froid, elle n’a plus soif, les ombres du soir tombant glissent sur elle sans qu’elle s’en inquiète. Elle tient sa vie entre ses mains.
Joëlle
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