Détournement de rôle 

 

Je suis esclave à Rome.

J’ai adopté toutes leurs coutumes, renié ma religion, appris le grec et le latin, changé mon nom, ma profession. J’étais prêtre, je suis devenu historien, pour sauver la mémoire de mon peuple ostracisé. Je les sers en toutes circonstances, je m’incline, je travaille, et je mange à ma faim. Physiquement, j’exerce mes muscles, mais je ne vais pas jusqu’à combattre dans leurs cirques. Intellectuellement, je progresse dans toutes les dimensions, j’écris dans leur langue, je traduis, j’observe leur civilisation. La civilisation de l’ubris, du vol, du profit, de la confiscation du bassin méditerranéen, de la mise au pas de la rondeur de la terre avec le théorème de Pythagore et des angles droits qui limitent en parcelles alignées l’extension des villes, reflet d’une société organisée hiérarchisée entre brutalité et privilèges des jeux du pouvoir. À ce prix, les progrès dans les transports, l’acheminement de l’eau, l’évacuation des déchets, les armes et stratégies nouvelles de conquêtes, le travail des esclaves et affranchis, les échanges commerciaux augmentent nos richesses.

Je cultive l’hypocrisie pour acquérir des droits, redevenir un homme libre, dénoncer les mensonges et les falsifications de l’histoire de mon peuple et de sa civilisation, mon peuple qualifié de lépreux. En lisant entre les lignes, vous découvrirez que ce peuple esclavagisé est capable de jouer avec les mots, les rites, l’intelligence et les émotions, pour conserver sa mémoire, se souvenir du rien, dans le désert. En renonçant à ma culture, je suis devenu un autre moi-même, parvenant au statut de roi des histoires de l’humanité, des récits de voyage, des contes initiatiques. 

Ces textes s’animent de poésie, des transmissions des histoires de vie, des drames et des mythes issus de souvenirs lointains, ils s’entremêlent avec les gestes quotidiens, prouvant les capacités inouïes des vaincus à se faufiler dans le tressage des civilisations, pour témoigner que l’écriture en est le lit. Passer de mon statut d’élite à celui d’esclave, puis d’historien, a fait de moi un homme augmenté, au sens de valeurs qui élèvent l’âme et l’esprit, sans recours aux technologies de l’intelligence artificielle qui puisent leurs idéologies dans les vallées de la tech californienne et sa théorie binaire behavioriste, action, réaction. Les mécanismes dévoilés de la récompense dont sont friands nos cerveaux encore immatures aboliront toutes les limites, les frontières, les récits humains  chronologiques, là où les esclaves auront perdu la conscience de leurs esclavages, les humains leurs capacités de résistance, puisque les rôles ne seront plus des jeux.

Le rôle du moustique

 

Entrez dans ma maison

De vivre il y fait bon

Le feu brûle dans la cheminée

Vous y pourrez travailler

 

Sans contraintes ni obligations

Et vous livrer à vos innovations

Dans vos romans, tous excellents

Les personnages miment leurs sentiments.

 

Votre éthique dans le secret de la main

Doux et gentil, à genoux parfois

Les lignes du cahier traçant la loi

Vigilance, prudence, avoir l’air de rien…

 

Ce n’est qu’un tic, un moustique

Qui signe son passage assourdissant

De son rôle véridique quand il pique,

Un moustique ça trompe énormément.

 

Françoise W.

Autoportrait sur mon lit de mort

J’étais un lac de pleurs après ma naissance, juillet finissant. Je connaissais déjà la mémoire des saisons  vers leur fuite ultime.

J’étais où avant ? Dans la tête de mon père s’évadant du train pour échapper au régime nazi. Dans la tête de ma mère à bicyclette, chargée des messages et de la nourriture pour les résistants cachés dans les souterrains. Des matrices sombres.

J’étais si gentille à cinq ans, de nature aidante, pour adoucir le quotidien de tous. Au bonheur de la manivelle écrasant les grains de café a succédé le crissement de la plume sur les lignes du cahier. Le liquide noir infusait, le bleu s’égarait parfois en taches, comme autant de petits ruisseaux offerts à l’art abstrait. Sale, écrivait la maîtresse, en marge.

À quinze ans, cheveux au vent et yeux rieurs, le Cher offrait à mes mains des ondulations créatrices que je perturbais, imitant les sillons écumants du pédalo qui s’essoufflait de ma paresse, abandonnée à la caresse des éléments.

C’est moi, pinceaux et pigments étalés sur la palette de mon âme, le bleu se frayant de larges flaques pour distraire le jaune de son incroyable optimisme. Les rêves de la nuit voyagent en couleur, livrant un dernier combat avec l’ombre de la mort.